Chapitre #5 : Grenades.

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« Et si finalement on ne mettait pas plutôt maman à côté de Sébastien ? Je suis sûre qu'ils s'entendraient à merveille ! »

Lucie fronça les sourcils, marmonnant dans sa barbe avant de secouer la tête.

« Non, non, il lui ferait des avances lourdes à souhait tu sais comment il est, pas vrai Alexandre. Alexandre ? Chéri ? Tu m'écoutes ? »

Le brun avait de ces sourires absents qui signifient que l'esprit s'est envolé bien loin de l'instant présent. Il papillonna des yeux avant de répondre

« Oui, tout à fait, je pense que ce serait merveilleux. »

Lucie explosa de rire.

« Tu ne m'as pas écoutée du tout, avoue. »

Elle se détourna de la table sur laquelle étaient étalées plusieurs feuilles grand format couvertes de dessins de tablées et de noms inscrits. Elle prit Alexandre par la taille et planta son regard clair dans celui de son âme sœur. Le jeune homme frissonna.

« Tu es stressé, je sais. Moi aussi un peu. Mais j'ai tellement hâte. Après tout on se marie dans une semaine ! Tu te rends compte. »

Alexandre sourit et l'embrassa doucement.

« Je crois que je ne réalise pas encore, non. Mais ne m'en veux pas de ne pas avoir la tête aux plans de tables par pitié, je suis rincé. »

Lucie passa la main dans les cheveux en bataille de son amant.

« Je comprends, allez va dormir. »

Il posa un nouveau baiser sur ses lèvres et s'en alla tomber sur son lit comme une masse.

Lucie se focalisait à nouveau toute entière sur son plan. L'esprit humain est loin d'être mono-tâche, qu'il soit masculin ou féminin, n'en déplaise aux

détracteurs misogynes. L'esprit humain est semblable à une grenade, ou plutôt à un champ de mine dévasté, peuplé de grenade et de bombes armées, tantôt dégoupillées, tantôt n'attendant qu'un

souffle de vent pour exploser. L'esprit est, en soit, désert. Imaginez un petit être humain sans aucun contact sensoriel avec le monde qui l'entoure. Il ne touche, ne sent, n'entend, ne goûte, ne voit rien d'autre que le noir, le néant, le froid. Il est léger alors, voyez comme la légèreté revêt ici un caractère

négatif. L'esprit de cet humain tout à fait théorique n'est qu'un terrain vague désolé. Paradoxalement, il n'y a aucune grenade. Voyez maintenant plutôt le nourrisson. Son esprit est, quant à lui, littéralement rempli de grenades. Chaque sensation qu'il expérience dégoupille une nouvelle grenade qui explose joyeusement, retournant la terre sèche et inféconde. Par effet de chaine, d'autres explosent, faisant

fuser des projectiles aux quatre coins de son esprit. L'humain est, étant enchaîné à ses perceptions, condamné à vitre un permanent feu d'artifice de sens. Bien entendu en grandissant, les rafales se calment et s'espacent et l'homme apprend à domestiquer ses armes. Il s'instruit tout à fait inconsciemment sur la manière de poser ses propres mines, plus efficaces, qu'il déclenche lui-même.
Mais les grenades dégoupillées demeurent et la surprise, la colère, la tristesse, l'amour, la haine, toutes

ces émotions d'une vive intensité, déclenchent toujours les explosions de l'esprit.

L'esprit humain n'est donc pas mono-tâche, ni linéaire. Les grenades peuvent exploser plusieurs à la fois, sans suivre la sacrosainte règle du principe de causalité. Leur intensité peut varier, croître ou s'éteindre selon les stimuli extérieurs ou intérieurs. L'humain seul peut, par un fil de pensée, faire sauter ces grenades, en puisant dans sa mémoire de doux souvenirs.

Ainsi était Lucie.

Lucie était toute entière affairée à la mise en place de la plus grosse bombe de sa vie. Depuis plusieurs mois elle la complexifiait, l'améliorait, la rendait plus dévastatrice. Lucie avait tourné toute son attention sur cette détonation à venir, empêchant presque toute autre grenade d'éclater. Elle avait endigué l'appréhension, la peur, l'envie, la timidité, la panique, l'euphorie etc. dans sa construction titanesque. Elle ne vivait que pour cette explosion prochaine, l'Hiroshima de son existence. Une bombe qui devait changer le morne terrain vague de ses jours en un Babylone luxuriant.

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