Une journée si banale

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Je serrai le manche de son parapluie, crispée, les yeux fermés, alors qu'une voiture m'éclaboussait pour la troisième fois de la journée. Flûte ! Je soupirai, agacée. Vraiment, l'hiver était loin d'être ma saison préférée, surtout dans la capitale. J'aurais préféré vivre à la montagne, ou au bord de la mer. La capitale, j'y avais toujours vécu, je m'y étais habituée depuis le temps. Je replaçais une de mes boucles auburn derrière mon oreille et souris malgré tout. Ce n'était pas un jean un peu mouillé qui allait altérer ma journée.

A vingt et un an, je pourrais me vanter d'avoir une vie presque parfaite, mais je ne le faisais pas bien sûr, ce serait mal venu, pas vrai ? Je faisais les études dont j'avais toujours rêvé, une licence d'Arts Plastiques à la Sorbonne, que mes parents me payaient. J'étais douée, tellement talentueuse que j'exposais le lendemain même dans une petite galerie du centre. Vernissage ce soir même ! Depuis que je l'avais appris, je flottais sur un petit nuage dont je n'avais absolument pas envie de redescendre. J'avais un petit ami, Jonathan, de cinq ans mon aîné. Il travaillait dans une banque. On se connaissait depuis petits mais il avait fallu plus de dix-neuf années avant qu'il me fasse sa déclaration. Presque deux années à présent que nous étions ensemble, et sur le point de nous fiancer. J'avais des amis avec qui je sortais régulièrement. Une jeune fille lambda bien chanceuse, rien n'aurait pu tarir mon bonheur, apparemment.

Le bus arriva et je fermais rapidement mon parapluie avant de monter. Je laissais les places de libres aux personnes âgés montées en même temps que moi, de toute manière, je n'avais que trois arrêts à attendre. Accrochée à la barre, je laissais mon esprit divaguer, au fil de mes envies, rêvant de mers, de bikinis, de coquillages et de rencontres inattendues. Mon arrêt arriva bien trop rapidement à mon goût, d'ailleurs. Je descendis et haussais les épaules. Une vie parfaite, certes, mais d'une banalité affligeante.

J'avais rendez-vous avec mes amies de la faculté. Noël arrivait à grand pas, et cela me rendait joyeuse. J'avais appris à aimer les plaisirs simples, et Noël, ce moment de partage et de joie, je l'attendais chaque année avec impatience. J'étais tellement perdue dans mes pensées de fêtes et de cadeaux que je ne remarquais pas cette personne, toute vêtue de cuir, les cheveux courts, qui fumait, dos à moi. Et, toute maladroite que je pouvais être, je me retrouvai les quatre fers en l'air, le parapluie quelques mètres plus loin. L'individu se retourna et me tendit la main.

« Ça va petite ? »

Nos regards se croisèrent quelques secondes, et ce fut comme si mon cœur s'arrêtait. Il avait les yeux noirs et lisses, comme du marbre. J'en avais jamais vu de tels. Mon cœur rata un battement. Puis, je me rendis compte qu'il m'avait parlé et je rougis, comme une pauvre cruche, avant de prendre sa main.

« Oui, ça devrait aller, je vous remercie. »

Il m'aida à me relever, avec un petit rire, même pas moqueur, juste un petit rire. Puis, il me tendit mon parapluie.

« Fais attention, la prochaine fois, ok ? »

Il fumait des Malboro, son paquet dépassait à moitié de sa poche. J'acquiesçais d'un signe de tête, il sourit, un sourire doux. Puis il se détourna, et je repris ma marche. Son image s'était gravée dans ma mémoire, instantanément. Il avait le visage ovale, les cheveux courts, rasés sur le côté, bien plus long sur le dessus, les traits fins, la peau pâle, des piercings sur les deux oreilles. Un motard sans doute. Je m'arrêtai quelques secondes et posai une main sur mon cœur, qui ralentissait, doucement. Ça, c'était ce que j'appelais une rencontre inattendue ! Mais bon, bien trop étrange. Et franchement, se retrouver les fesses par terre devant un inconnu, comme première rencontre... Trop la honte ! Heureusement que je ne m'étais pas attardée.

J'arrivais en avance à mon rendez-vous. A quatre, nous fîmes rapidement les boutiques de la galerie marchande. Je pris à Jonathan l'écharpe des Lakers qu'il avait repérée la dernière fois, à ma mère un panier gourmand, à mon père un portefeuille en cuir, cadeau qu'il m'avait gentiment demandé. Pour le reste, je verrai plus tard, je n'avais pas d'idées. Après avoir mangé une crêpe et nous être donné rendez-vous le samedi suivant pour une soirée entre filles, en boîte de nuit, nous nous séparâmes, pressées d'emballer nos cadeaux avant qu'on nous surprenne avec.

Mes parents n'étaient pas encore rentrés quand je pénétrais dans l'appartement. Il n'était que dix-sept heures. J'avais largement le temps avant le vernissage. Je me précipitais dans ma chambre, envoyant mon sac sous le lit. J'avais la flemme de faire les cadeaux ce soir. J'avais besoin de me détendre. Je me laissais tomber sur le lit, lassée par mes journées à courir, encore et toujours. Et doucement, je laissais mes yeux se fermer, m'emportant dans une douce torpeur. Ce fut une paire de grands yeux noirs qui me vint à l'esprit alors que doucement, le sommeil m'emportait.  

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