Sulphure

Prologue

Une voix gutturale s'éleva du fond de la crypte. Je reconnu le timbre si particulier de mon ancien chef de guerre. « Quel honneur ! » pensais-je ironiquement, Abaddon s'était donc déplacé en personne cette année.

« Eh bien Ethan, qu'avons-nous-là ? Un peu de chair fraîche ? Tu nous gâte ! Cependant, depuis le temps que tu galopes dans ces couloirs nous obligeant à te poursuivre, c'est la moindre des choses pour te faire pardonner. »

Je ne répondis pas. J'intimais à Alice de ne pas faire bruit d'un geste de la main. C'était inutile, elle était littéralement paralysée, le regard rivé sur le couloir d'où provenait la sourde litanie du cortège de démons venu me torturer. Je lisais dans ses yeux une panique sans nom. J'essayais d'accrocher son regard mais aucun humain n'était préparé à l'effroi que provoquait la présence d'un démon. Du moins celle d'un démon en activité. C'était d'autant plus vrai dans le cas d'Abaddon.

Je commençais à percevoir les lourdes respirations de ceux qui l'accompagnaient. Ils étaient décidemment venus nombreux. Nous étions coincés et je ne voyais pas d'issue. Notre voyage s'arrêtait là, j'allais mourir encore une fois et perdre Alice. Pire, lorsque je me réveillerai, je devrai vivre en sachant son âme errant en Enfer. Je pris sa main et la serrai. Un frisson parcouru le corps de mon amie. La voix du puissant démon résonna à nouveau, provoquant une nouvelle montée d'adrénaline dans tout mon corps.

« Allons Ethan, cesse d'haleter comme une petite souris traquée, veux-tu ? Soit un démon pour une fois, ou au moins un homme ! »

Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner. Je ne souhaitais à personne de connaître l'Enfer, j'y avais longtemps vécu et je payais encore le prix d'en être parti. Il était hors de question que l'âme d'Alice soit corrompue.

« Laisse-là partir, et fais ce que tu as à faire, elle n'a rien à voir avec nous. »

Abaddon fit claquer sa langue contre son palais et un ricanement à glacer le sang nous enveloppa bientôt, se répercutant sur les parois de la salle où nous étions piégés. Alice se mit à trembler et fit machinalement un pas de côté vers moi. J'enserrai sa taille et la rapprochait un peu plus. Le démon repris :

« Elle a tout à voir au contraire. Elle est bien plus importante que tu ne le crois, jeune imbécile ! De toute manière, il est trop tard. J'ai humé son odeur depuis la porte et je n'ai pas la volonté de la laisser repartir.

- Elle n'a aucun rôle à jouer, aucune importance, laisse-là repartir ! »

Si elle ne convainquit pas mon ancien général, ma réplique eut au moins le mérite de faire sortir Alice de sa torpeur. Elle me lança un regard partagé entre l'incompréhension et la colère mais ce n'était vraiment pas le moment de jouer les jeunes filles trahies, il en allait de sa vie et de son âme.

« Tu n'as donc rien compris... » Dit-il pensivement.

Les bruits de pas se firent plus pesants, plus proche et un halo rougeâtre apparu dans l'encadrement qui donnait accès au couloir. Une chaleur moite se répandit dans la pièce où l'air devint rapidement chargé d'une odeur de soufre rappelant les œufs pourris. Alice porta sa main à sa bouche et réprima un haut-le-cœur alors qu'une dizaine de démon passait la porte, sur les talons d'une hideuse créature affichant un rictus que je savais être un semblant de sourire. Je sentis glisser Alice brusquement, probablement trahie par ses jambes et la serrait un peu plus contre moi pour la soutenir. Je chuchotais à son oreille

« Ne les regarde pas ». J'avais encore l'espoir fou de pouvoir la sortir de là. Elle enfouit son visage contre mon torse et ses boucles blondes formèrent une dérisoire protection entre elle et l'horreur qui se présentait à nous. Je relevais le menton vers Abaddon et lui lançais un regard mauvais. Il aurait probablement mieux atteint l'effet escompté si j'avais été sous mon ancienne apparence mais la reprendre aurait signifié retourner en Enfer, abandonner ma famille et corrompre les années de résistance pour retrouver une vie humaine. Pour rien au monde je ne voulais redevenir un démon.

Le groupe de démon s'avança encore un peu et s'immobilisa à quelques mètres de nous.

« Lâche-la Ethan et laisse-nous nous divertir un peu. Promis, après nous nous occuperons de toi. Les dames d'abord non ? »

Alice laissa s'échapper un hoquet de désespoir. Je tirai un peu sur sa hanche et me plaçai devant elle. Elle agrippa instinctivement ma taille, plaquant sa joue contre mon dos, ce qui eut pour conséquence de faire rire Abaddon de plus belle.

« Comme vous êtes mignons » susurra-t-il. Puis son rire se stoppa brusquement, le halo de lumière qui l'entourait s'intensifia et en deux enjambées il ne fût qu'à quelques centimètres de moi, me dominant de toute sa hauteur. Je sentais son haleine fétide, exhalée par ses naseaux. Un filet de salive coula le long de son menton et un grognement sourd s'éleva de sa cage thoracique, faisant trembler la pièce. Les torches vacillèrent dangereusement et quelques une s'éteignirent, rendant le spectacle encore plus abominable.

« Fini de jouer Ethan »

Je n'eus pas le temps de réagir, son bras s'éleva en une fraction de seconde et il me balaya littéralement, m'envoyant contre le mur. Ma tête heurta bruyamment la paroi et je retombai au sol comme une poupée de chiffon. Alice était pétrifiée, les bras encore ouvert sur le vide que j'occupais encore quelque seconde plus tôt. Elle me regardait, la bouche grande ouverte, ses yeux bleus écarquillés.