Deuxième Chapitre

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« Ce qui me surprend le plus chez l'homme occidental, c'est qu'il perd la santé pour gagner de l'argent, et qu'il perd ensuite son argent pour récupérer la santé. À force de penser au futur, il ne vit pas au présent, et il ne vit donc ni le présent, ni le futur. Il vit comme s'il ne devait jamais mourir, et il meurt comme s'il n'avait jamais vécu. »

Dalaï Lama

Laura est arrivée tard dans la matinée. Madeleine l'a familiarisé avec chacun de nous. Elle semblait vite adaptée, quoique légèrement anxieuse. Comment ne pas l'être? Intégrer une maison de malades, c'est toujours flippant. J'ai moi même flippé au début, alors que je faisais partie du même lot. De la même catégorie sociale. De cette catégorie indistincte qu'on range entre les gens qui méritent d'être incarcérés, et de ceux qui sont malades. Malade? Je ne suis pas malade. La folie n'est pas maladie, sinon il n'existerait pas deux termes pour une même chose. Mais le mot "folie" effraie, c'est plus facile de se cacher derrière un mot qui renvoie davantage au domaine médical. Il sonne moins dangereux, plus normal. La normalité est une phase que les hommes recherchent sans cesse, car elle ne demande pas de réfléchir.

Mes parents ont dit que j'étais malade. Quand la voisine marocaine installée depuis deux ans avait demandé si j'allais bien, ils ont répondu gênés que j'étais malade la première fois, puis ensuite que j'avais eu un accident. Oui, un accident. Je me rappelle, j'étais rentré avec des bandages sur le visage, et sur le torse. Le voisinage avait murmuré que j'avais eu un accident et que j'avais pris feu. Le scénario était à peu près ça. Il faisait chaud. Papa et maman étaient partis acheter du produit vaisselle: on en n'avait plus. Mon frère était à la maison, dans sa chambre. Moi, j'étais dans le jardin. Ma petite amie, Suzanne, m'a appelé et m'a demandé si on se voyait le lendemain. J'ai répondu "oui". Et puis j'ai pris un bidon d'essence, un briquet, et je me suis immolé. Mais je ne suis pas mort, parce que j'ai quand même fini par m'éteindre dans la piscine. Un accident parmi d'autres.
C'est après cet événement que mes parents ont considéré que la situation devenait trop grave, et qu'à l'hôpital ils ont avoué que ce n'était pas la première fois que je voulais mettre fin à ma vie: alors ils ont demandé à ce que je vois un psychologue. Ils avaient voulu le faire un mois plus tôt, lorsque j'avais tenté de me pendre avec le rideau de douche, mais étant donné que je n'avais eu aucune séquelle physique, et que je les avais menacé de me jeter d'un pont s'ils en parlaient, ils ont tut ce secret. Ils m'ont dit doucement "Bien Jonas, ce n'est pas grave, calme toi. C'est pour t'aider, mais si tu penses que tu t'en sortiras tout seul, on te fait confiance. Ne recommence plus Jonas, ce n'est pas un jeu." J'ai acquiescé. Comme à chaque fois qu'ils me demandaient de ne plus faire ça. Je promettais même. Je jurais. Mais Jo revenait, trop souvent, trop fréquemment pour que je tienne mes engagements. Alors je recommençais. Sans penser que j'allais mourir. De toute façon je ne mourrais jamais. Je ne pouvais pas mourir. Jo ne voulait pas mourir.

Ma mère le vivait mal. Elle me
demandait si elle avait fait quelque chose de travers, bien souvent, avant de finir en sanglots. Mon père ne disait rien, il préférait encaisser en silence. Ma soeur et mon frère, quant à eux, ne comprenaient même pas.
Mon immolation m'avait bien amoché, mais je trouvais le résultat satisfaisant. La moitié de mon visage était cramée, et donnait une teinte plus bronzée et plus rosée. De même pour une partie de mon torse. Ma mère ne s'est jamais remise de ce choc physique, et préférait me laisser partir pour un hôpital psychiatrique afin de ne plus me voir me désagréger de la sorte. Elle a bien fait, même si je lui en ai voulu. Avec le temps, j'ai réalisé qu'elle avait juste eu peur. Mes parents, et personne d'autre, ne pouvaient comprendre, alors ils avaient peur. Peur que j'y reste finalement. Peur que j'y laisse ma vie. Ils ont voulu m'aider. Et finalement ils avaient bien fait.

Je m'étais fait des amis. Des amis différents, mais pas méchants. Différents de ce groupe d'adolescents qui marchaient le torse bombé et que je cotoyais au lycée. Ils étaient plus simples eux, et ils avaient moins la côte avec les demoiselles. Mais parfois quand même, on se marrait bien. Ils étaient différents oui, mais ils n'étaient pas méchants.

Laura n'était pas belle. C'est ce qui m'a frappé en premier. Petite, mal foutue. Simple. Le genre de femmes qui ne se mettent pas en valeur. Malgré tout elle avait l'air gentille, et ça, ça m'a frappé en deuxième. Quand elle m'a vu, elle a écarquillé les yeux, et j'ai senti que le dégoût physique était réciproque. Toutefois je lui ai souri, et elle m'a souri en retour. Enfin, elle a allongé ses lèvres, dans un semblant de sourire. Mais ça ne l'a pas rendu plus jolie.

Madeleine lui a fait visité les lieux, et Trixy les a suivi en trainant les pieds. J'ai senti que Laura était gênée de la présence de Trixy juste derrière elles, qui trainait les pieds tout en maintenant leur rythme. Madeleine lui a dit "Voici ta chambre" et Laura a répondu très vite et confuse qu'elle ne dormirait pas là. C'est Trixy qui m'a raconté. Puis Madeleine a ri, et lui a dit qu'elle aurait cette chambre tout le long de son séjour. Au cas , avait-elle précisé. Enfin, Trixy est revenue en sautillant, m'a raconté la scenette, et Laura n'a refait son apparition que dix minutes plus tard. Madeleine nous a réuni, a fait les présentations, et nous a réexpliqué en quoi consistait son séjour parmi nous. Benoît n'arrêtait pas de sourire pendant que Laura nous parlait d'elle. Je crois qu'il essayait de faire bonne figure. Pendant qu'on faisait un tour de table, où chacun disait qui il était, généralement sans préciser pourquoi il était là, je sentais le regard de Laura sur moi. Je crois que ma brûlure la répugnait. Le stress était palpable au milieu de nous tous. Je crois qu'on avait peur du jugement. Peur que cette petite stagiaire se dise qu'on était fous. C'était le cas, et ça se voyait à sa petite gorge qui se serrait. On aurait dit une petite grenouille à qui on bouche les voies respiratoires et qui n'a plus de souffle au niveau de sa poche sous la tête. Dans mon esprit, c'était plutôt marrant d'imaginer Laura en grenouille qui s'étouffe. Même si, une grenouille qui s'étouffe ressemble sûrement à autre chose. Il fallait que je regarde un de ces jours à quoi ça ressemble. A quoi ça ressemble une grenouille qui s'étouffe. Et que je dise à Laura que quand elle est stressée, on dirait une grenouille. Il est venu mon tour de parler, et en souriant j'ai dis:

- Jonas.

Elle a attendu que je poursuive, que je précise mon âge, et depuis quand j'étais là. Comme les autres. Mais je n'ai pas eu envie de le faire. Voyant que je ne m'étendrai pas davantage sur le sujet, elle a dit:

- Enchantée Jonas.

Aya a rigolé. Certainement sans raison, mais ça a été contagieux, et on a ri avec elle. Pour rien. C'était sympa. Et puis le tour de table a continué, et c'est venu le tour de Trixy, qui était la dernière à se présenter. Elle n'a rien dit, et a ramené ses genoux à sa poitrine, déséquilibrée sur sa chaise trop petite. Elle a murmuré un truc, et Madeleine est intervenue en souriant:

- Elle s'appelle Trixy. Elle est timide et très gentille.

Puis en se tournant vers Laura, elle a ajouté qu'elle aurait le temps pour découvrir chacun de nous. Trixy a eu l'air soulagée. D'autant plus qu'elle avait toujours beaucoup de mal à parler d'elle. C'est Madeleine qui m'a expliqué que Trixy optait parfois un comportement enfantin. Quand j'entends comportement enfantin, je veux dire que Trixy laisse parfois tomber ses 30 ans pour devenir une petite fille de 8 ans. Ce n'est pas tout à fait le syndrome de Peter Pan qui représente davantage un adulte qui a du mal à prendre des décisions d'adultes. Dans le cas présent, il n'est pas question de savoir si elle sait prendre des décisions ou non. Trixy, pendant ses périodes de crise, devient une enfant. Avec ses jouets. Ses manières. Sa façon de penser. C'est déstabilisant au premier abord. Finalement Madeleine s'est levée, a tapé dans ses mains en souriant, et a souhaité à tous que tout se passe bien. On a mangé ensuite doucement, en essayant de combler les blancs de conversations. Tout le monde a pris ses médicaments. À contre coeur pour certains. Puis, Madeleine a abordé un des sujets majeurs:

- Comme je te l'ai expliqué Laura, ils sont libres d'aller et venir. Après le repas, beaucoup d'entre eux font leur vie l'après midi, en dehors de l'établissement.

Laura a hoché la tête en croisant les bras sur sa petite poitrine. Elle nous a souri, et elle a demandé :

- Certains restent ici cet après midi?

Quelques uns ont hoché la tête, certains ont dit "oui moi". Mais je ne faisais pas partie d'eux. Je devais aller voir ma mère. Elle m'avait dit au téléphone, il y avait deux jours, la voix tremblante et déjà devenue presque rauque avec l'âge, que je lui manquais terriblement. Je lui en ai voulu. Mais elle avait bien fait. Oui... Alors, cet après midi, j'avais juste envie d'enterrer la hache de guerre avec ma maman, et d'aller lui dire qu'à moi aussi, elle me manquait terriblement.

TIEDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant