- Comment tu t'y fais alors? Demanda-t-elle en se triturant les doigts.
- Bien je dirais. C'est mieux qu'à l'hôpital.
Elle a hoché la tête, et s'est raclée la gorge.
- Ton père voulait te voir lui aussi.J'ai senti une boule grossir dans mon coeur, et gagner tout mon torse. J'ai haussé les épaules timidement, comme pour dire "Ce n'est pas grave, une prochaine fois". N'importe quel autre enfant aurait pu dire ça, mais avec moi ça ne collait pas. Il n'y avait pas de prochaine fois. Jamais. Ma mère avait fini par comprendre, que je venais la voir uniquement quand mon père n'était pas là. Nos échanges entre elle et moi restaient froids, alors il acceptait. Désormais c'était différent. Je comptais pardonner ma mère cette fois. Définitivement. Avec mon père ce n'était pas possible. À l'époque, il avait insisté pour que je reste à l'hôpital, et m'avait empêché de voir mon frère et ma soeur pendant ce temps là. Je n'ai jamais réussi à lui pardonner le fait qu'à ce jour, je n'avais pas pu jouer mon rôle de grand frère.
- Il y a une nouvelle stagiaire depuis ce matin.
- Oh, c'est bien. Ca doit vous changer un peu. Elle est jeune?
J'ai acquiescé et j'ai souri en repensant à la grenouille qui s'étouffe.
- Ca doit vraiment te changer des gens habituels oui. Rester avec des vieux toute la journée c'est pas facile aussi...J'ai eu envie de lui répéter pour la millième fois, qu'ils étaient tous des gens formidables. Lorsqu'elle a su que j'avais sympathisé avec Trixy, elle était dans tous ses états. Pour elle, elle était bien trop âgée pour que je reste avec elle, et surtout, bien trop bizarre. J'ai eu envie de lui répéter que Trixy n'était pas bizarre, et qu'elle avait changé ma vie. Envie de lui dire qu'avec elle, je pouvais être le grand frère, que je n'avais pas pu être.
- Et eux, comment vont ils?
- Ils sont avec ton père, avoua-t'elle en baissant la tête, ils avaient quelque chose à faire.
- Quelque chose à faire, du genre... M'éviter ?
Elle a paru confuse, d'autant plus que le ton sur lequel je l'avais dis était méprisant. Mais je ne comprenais pas. Pourquoi faut il toujours qu'ils s'en aillent lorsque je suis là ?
- Laisse leur du temps Jonas...
Je me suis énervé, et la voix tremblante, j'ai crié:
- Combien faut il que je leur laisse encore maman ? J'en ai laissé bien assez !
- Tu leur fais peur !
Elle s'est mise à sangloter par saccades. "Tu leur fais peur...", répéta-t'elle. J'ai senti que c'était trop délicat pour remettre cette discussion sur le tapis, alors j'ai voulu changer de sujet. Mais les mots ne sortaient pas. J'entendais sa voix qui répétait que mon frère et ma soeur avaient peur de moi. Je le savais, je l'avais toujours su. Je l'avais su dès qu'Alice avait paniqué le jour où j'avais voulu l'attendre à la sortie de l'école. J'avais compris que mon visage leur faisait peur désormais, et pire, qu'ils pensaient que je leur voulais du mal. J'ai hoché la tête, silencieusement, et surtout douloureusement. Puis j'ai fixé ma mère qui pleurait la tête dans ses mains, et qui me demandait pardon. Pardon de m'avoir dit ça ou pardon de ne pas avoir empêché à ceux qui auraient du m'aimer d'avoir fini par avoir peur de moi? J'ai fais comme si de rien était, je lui ai caressé l'épaule, comme pour lui dire "Regarde, je ne t'en veux pas", et elle s'est calmée très vite.Elle m'a dit:
- J'essaierai de leur dire de te voir un de ces jours, si tu veux?
- Laisse tomber maman. Sinon, ça va mieux tes problèmes de dos?
Elle m'a dit que oui, et m'expliqua qu'elle avait rendez vous avez le docteur dans deux mois. J'ai hôché la tête.On s'est regardé longtemps sans que l'un ou l'autre ne trouve quelque chose à dire. À un moment, elle a ouvert la bouche, puis l'a refermé, avant de soupirer. J'ai eu envie de lui dire quelque chose, n'importe quoi, envie que l'on discute, comme un enfant bientôt grand discute avec sa maman bientôt vieille. J'en ai eu envie, du plus profond de mon coeur. Mais en la regardant de plus près, j'ai compris que nous étions encore trop loin l'un de l'autre. Que nous n'avions pas assez fait de pas l'un vers l'autre. Qu'elle avait mal encore à cause de moi, et que j'avais mal encore à cause d'elle. J'ai eu envie qu'on parle de ça, de nos douleurs respectives, de ces non dits. Envie qu'on parle de ce jour là.
J'ai eu envie qu'on en parle et qu'elle me dise qu'elle m'en voulait pour ce jour là, et j'ai eu envie de lui dire que je n'étais pas responsable. Ses yeux brillaient, et j'ai su qu'elle voulait qu'on en parle aussi. Nos têtes nous criaient "Parlez vous", et nos deux coeurs brisés se mourraient dans la solitude. Alors, parce que je devais parler mais que je ne savais pas ce que je devais dire ou non, j'ai simplement murmuré :
- J'aurais préféré que ça n'arrive pas maman, tu sais?
Mais sa gorge était nouée par des milliers de larmes qu'elle n'avait pas versé ces années, nouées par tous ces chagrins qu'elle a gardé pour elle, et elle a été incapable de me répondre. Mais elle a hoché vivement la tête. Comme pour dire "Tu es pardonné Jonas, et puis de toute manière, ce n'était pas ta faute".Mais c'était de ma faute. Et je savais que tôt ou tard, on serait amenés à en reparler. Amenés à reparler de ce jour là. Ce jour qu'on tait pour éviter d'avoir mal, mais qui d'une manière ou d'une autre, nous avait détruit elle et moi.
Je sentais son coeur près de moi, souffrant et malheureux. Ses yeux étaient baissés, et en respirant bien fort pour éviter de fondre en larmes, elle a murmuré :
- Je sais que tu aurais préféré que ce soit différent.
Et elle a haussé les épaules.J'en voulais au monde. Aux hommes. À la mort. J'en voulais à moi même, et à ce moment là, j'étais incapable d'aimer qui que ce soit mis à part ma mère. Elle a été une mère exemplaire. Elle m'a aimé. Sans doute plus que n'importe qui était capable de m'aimer sur Terre. Et j'en voulais au monde ce jour là, d'avoir fait croire à ma mère qu'elle était une mauvaise mère. Je savais que nous serions amenés à en reparler, et que nous serions amené à présenter les démons qui ont piétiné nos vies pour toujours. Coûte que coûte.
- Je t'aime Maman.
Je voulais qu'on parle de ce jour là, oui. Mais je savais que ce n'était pas le moment. Alors, je l'ai embrassé, et je lui ai dis que je reviendrais la voir dans la semaine. Et je suis sorti. L'air frais est rentré en bourrasque en moi, et j'ai cru que j'allais étouffer. Étouffer, comme une grenouille. Comme Laura. Comme Laura lorsqu'elle a réalisé qu'elle était entouré de fous. Et moi, qui réalisais qu'au final, je n'étais entouré de personne.
J'ai eu envie de partir, pas définitivement, pas mourir. Mais j'ai eu envie de m'en aller loin. Loin de maman, d'Alice et Nicolas, loin de papa. Loin de Jo qui me hantait comme un cauchemar. Loin de cet établissement où je me sentais pourtant bien. Pendant une seconde, j'ai envié ces autres qui n'étaient pas différents. Envié ces hommes et ces femmes que l'on ne regarde pas sans gêne, sans honte, sans mépris. Pendant une autre seconde, j'ai envié Trixy. J'ai envié ses périodes où il n'y avait qu'elle et ses poupées. Qu'elle et ses jouets. J'ai envié mon frère et ma soeur, qui grandissaient sans manque, et surtout, qui grandissaient avec mon père.
J'ai envié tous ceux qui n'étaient pas moi, parce que pendant une seconde, tout était mieux ailleurs. J'étais persuadé que rien ne pouvait être pire. Pendant une longue, très longue seconde... Mon coeur tambourinait si fort que ça me faisait mal, et je repensais à tout un tas de choses. J'ai repensé à maman que j'avais quitté si vite, et j'ai pensé qu'elle devait sûrement être en larmes. J'ai pensé que quand papa, Alice et Nicolas rentreraient, ils m'en voudraient de la voir dans cet état, et qu'ils me tiendraient responsable.
Responsable, responsable, responsable.
Ce mot rebondit dans ma tête et cogne tout. Bordel de merde, arrêtez. Je me suis mis à courir, n'importe où. Peut être que je retournais à la maison, sans doute que je n'allais nul part. Je courrais, et j'étais incapable de réfléchir où j'allais, incapable de savoir si les gouttes sur mes joues étaient de la pluie. Mon esprit était sur off, en veille. J'ai courru à en perdre haleine, en essayant de ne penser à rien, et en pensant à tout. J'ai courru longtemps, ou peut être pas, mais quand je me suis arrêté, j'étais essoufflé. Lorsque j'ai pris conscience de où j'étais arrivé, je n'ai eu qu'une envie. Me remettre à courir.
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TIED
Mister / ThrillerLaura, est en deuxième année de psychologie. Pour valider son année, elle doit préparer un dossier d'une cinquantaine de pages, où elle exploite dedans un cas clinique. Pour cela, elle fait un stage dans un établissement psychiatrique, et rencontre...