Cet appel m'a bouleversé au point d'avoir les yeux bouillants. Mon cœur ne réagit pas de la même manière que ces derniers jours ; cette fois-ci, il m'est impossible de contrôler cet organe qui me fait virer paranoïaque. Je m'assois sur le bord de mon lit à me retourner en boucle la scène au téléphone.. « c'est une meuf au bout du fil.. ».. « j'espère que je me suis pas trompé de num.. » .. « Y a quelqu'un ?.. ».. c'est pas possible, c'est les mêmes mimiques.. la même manière de parler.. la même voix.. je suis pas folle ! Je froisse les draps pour retenir ces foutues perles qui font les traîtresses à chaque fois.. pourquoi ça m'arrive à moi ? J'ai jamais voulu vivre hanté par l'ombre d'un homme..
Une larme s'échappe. Quelqu'un frappe. La porte s'ouvre. J'essuie instinctivement cette crasse de ma peau. Je veux pas que mon père me voit dans cet état. Certes mon cœur saigne mais le criminel l'ayant ternit n'a pas le droit de s'immiscer dans son cœur, à lui. Je me contente d'arborer un sourire. Toute ma vie sera que mensonge. Je me mens à moi-même et j'entraîne mes proches dans ce cercle vicieux.
- Tu l'as eu au téléphone ? s'interroge mon père.
- Oui.
- Alors ?
- Il est bien arrivé et il va bien. Il prend bien soin de moi si c'est ce qui t'inquiète, si c'est ce que signifie ce regard de monsieur-je-suis-pas-bien ! D'ailleurs ce regard, je te le dis tout le temps, te vieillit Othman.
- Tu me manques de respect maintenant et tu m'appelles par mon prénom ?
- Le roi prend à cœur ce que dis son sujet ? C'est une première ça. Je devrais le noter quelque part. En tout cas, je m'excuse monsieur le roi.
Mon père et moi sommes très proches mais il y a une barrière qui nous interdit de signifier nos sentiments. Les paroles ne sont pas les maîtres mots. Alors que les regards qu'on se jette détrône tous les gestes du monde. Il est le tourbillon qui fait chavirer mon cœur de petite fille. Petits, les enfants, ont comme héros des personnages fictifs. Mon héros à moi est bien réel. Il est avec moi depuis ma naissance. Il est ma mère. Il est mon père. Il a eu pour mission toutes ces années de m'éduquer. L'amour qu'il me porte, personne ne pourra l'égaler.
Il me prend dans ses bras. Je le sens préoccupé. Ce geste de tendresse qui semble anodin pour certaines familles, n'est pas habituel. Normalement, ayant vécu avec tous les deux seuls, très longtemps on devrait avoir ce rapport relationnel invoquant, successivement, les gestes de tendresses. Ce n'est pas le cas. Qu'il m'enveloppe de ses bras me fait extrêmement du bien. Mais je sais qu'il a pensé à elle. Elle berce nos vies. Ehsmia.
Il se détache de moi. On discute longuement. Il me parle de son enfance.
N'importe qui aurait l'impression d'entendre un conte. Il le raconte avec un rythme donnant l'eau à la bouche. On aimerait en connaître la suite. Mon père a un don avec les mots qui m'impressionnent. Il n'a jamais foulé un pied dans une école. Tous ce qu'il sait. Il l'a appris seul. Comme Christophe Colomb, il est parti conquérir un territoire pour sa dignité. Colomb a détruit des êtres humains en découvrant l'Amérique tandis que mon père a apporté de l'amour.
Mon grand-père, comme énormément d'immigré, à quitter son pays pour venir reconstruire la France. Une France détruit par la guerre.
Il a emmené avec lui sa petite famille, dont mon père et sa sœur Ehsmia. Ils ont rouillé en mettant les pieds dans ce que avec illusion, ils pensaient devenir une terre reconnaissante de leur dur labeur.
Mon grand-père a travaillé comme un forcené. Ses tortionnaires le traitaient comme un homme digne. Mais dès qu'ils ont plus eu besoin de ses services, ils l'ont enclavé dans les territoires perdues de la République, sans revenu, sans rien. Mon père me disait, que là où ils vivaient, même un rat n'aurait pas survécu.