Chapitre "L'enfant d'ailleurs" suite

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Dix minutes plus tard, Gareth flâne sous les nombreux néons de l'hypermagasin, des pièces tintant dans les poches de son jean. Il met du temps à trouver les colsons : c'est pas le genre de choses qu'il achète d'ordinaire. Pourtant, une fois sur deux au moins, c'est lui qui se charge des courses. Il aime bien se rendre au rez-de-chaussée du Grand Terrier. Car, derrière les caisses où les gens font la file, une grande verrière couvre toute la façade et la moitié du magasin de soleil chaud. Plus on approche des caisses, moins il y a de lampes au plafond. Le magasin ferme toujours au coucher du soleil. C'est pour ça que caissier est un métier prisé et glorifiant. Gareth aimerait bien faire caissier. Il adore le soleil. Et il est bon en math. Mais sans piston, cela tient du rêve. Il n'y a que quinze postes pour dix sièges et ils sont quand même plus de quinze mille dans le royaume ! On a même parlé d'agrandir le Grand Terrier en creusant des appartements sur les côtés du tapiscenseur avec des couloirs latéraux, c'est dire comme la concurrence est de plus en plus rude !

Tandis qu'il rêvasse en s'approchant à petits pas des files au loin, ses fournitures en main, il effleure une cabine noire courbée comme une demi-coquille d'escargot où, à vue de nez, on pourrait à peine entasser quelques personnes. C'est un passage spatial, sa dimension est plus profonde qu'elle n'y paraît. Il est placé là expressément pour montrer le plus beau du royaume aux ambassadeurs et touristes, sans compter les arrivages directs de nourriture et d'objets pour l'hypermagasin.

En général, on peut juste voir un gardien surveiller l'entrée close : les stocks arrivent lors des heures de fermeture et les vacanciers sont rares. Les gardiens garantissent la sécurité du Grand Terrier, tout bardés de métal noir courbe sur une combinaison souple qui fait ressortir les carrures impressionnantes de ces personnes surentraînées. Dès qu'ils ont du temps libre, ils se musclent. Ils ont leurs appartements à part sous le soleil dans l'étage de la Garde et sont bien payés. Gareth en apprend chaque jour un peu plus sur les corps de métier, à l'école. C'est le but du troisième cycle, en même temps !

Mais ce matin-là, l'adolescent sort de ses pensées, freinant sa marche au bord du passage : il entend des paroles énervées, de l'agitation, dont il reconnait l'auteur à sa voix rocailleuse. Elles sont aussitôt suivies des cris effrayés d'une petite fille. Interpellé, Gareth passe dans le couloir sans être vu : les clients à cette heure-ci ne sont pas nombreux dans les immenses rayons et les quatre gardiens présents sont trop occupés à tenter de maîtriser une fille d'à peu près son âge. À la vue de cette scène de brutalité gratuite, le garçon sent monter en lui une adrénaline vengeresse. Ces colosses sont en train de lui broyer ses bras frêles. Ils ont même baissé leurs visières pour ne pas être reconnus, les lâches !

— Sales cons, maugrée-t-il en se précipitant dans le passage spatial.

À l'autre bout du couloir virtuel, il a le temps de voir un village sur une colline, avec un palais en son sommet, au cœur d'un décor verdoyant. Cependant, son principal objectif, c'est cette longue chevelure blonde presque blanche qui se débat dans sa robe légère, hurlant de plus belle. Elle mord des poignets entre gants et costume, se libérant de leurs prises pour glisser à toute vitesse entre les jambes d'un gardien, sans trop regarder où elle va.

— Faut absolument la rattraper ! Ils ne doivent pas la voir !

Elle fuit en direction du Grand Terrier, saisie au poignet dans la seconde par Gareth.

— Viens, suis-moi ! ordonne-t-il à mi-voix.

— Bon sang Urdogan, c'est quoi ce môme ? s'exclame l'un d'eux.

Urdogan a répondu un truc gémissant dont Gareth n'entend plus que des bribes pendant qu'il entraîne la victime parmi les rayons de l'hypermagasin. Ils perçoivent à peine les tenues métalliques clinquer régulièrement derrière eux. Ne se retournent même pas ; pas le temps ! Gareth intensifie son contact pour tirer la gamine terrorisée, le souffle court. Il l'entend retenir ses geignements alors qu'il la fait zigzaguer entre des sections plus lointaines, remplies de meubles et d'appareils. Essoufflé, remarquant leur isolement, il la guide dans un coin mal éclairé, entouré de caisses empilées. Les dos contre le mur glacial de terre et de pierres, ils reprennent le contrôle de leur respiration. Ils la coupent à la seconde où les paroles des gardes furieux résonnent dans un étalage annexe.

De terre et de racines (Publié sur Amazon/Wattys 2016)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant