La part du Loup

10 Personne n'en aurait rien su.

Musique en média : Neuman - So far

Reidge n'aurait jamais pu trouver le sommeil cette nuit-là. C'était pour cela qu'il avait demandé à être de garde, dès la deuxième nuit de son retour. Posté dehors, dans l'un des couloirs secondaires qui menaient aux grottes, il assurait comme tous ses frères de garde une sécurité relative à leur meute.

Adossé dans l'ombre, il fixait de ses yeux pâles l'extrémité du chemin. De chaque côté, les parois de pierre montaient, si hautes qu'il était difficile d'apercevoir le ciel nocturne. De quoi devenir claustrophobe.

Mais Reidge avait l'habitude. Il avait grandi au milieu de ces paysages et la présence écrasante des roches le faisait se sentir chez lui. Après tant de semaines à songer au retour, il pensait qu'il serait heureux d'être ici, pourtant il n'éprouvait pas vraiment de joie. Son esprit était occupé ailleurs.

Dans le monde des humains, il avait cru un instant avoir rencontré son Admée. Son âme-sœur pour ainsi dire.

Il avait toujours considéré que l'amour et ces conneries c'était pour les faibles. Mais quand il avait aperçu Faustine pour la première fois, il avait souhaité de tout son corps voir apparaître la lueur sacrée. Malheureusement, la Nitescence, qui témoignait du lien si convoité par ceux de son espèce, était restée douloureusement absente.

Dans leur meute sans Alpha, les femelles étaient rares et chaque mâle vieillissait en sachant qu'il n'aurait probablement jamais d'Admée ou même de simple compagne. Ils y étaient préparés. Reidge avait néanmoins senti une pointe de regret. Comme tout mâle, il aspirait au fond à cette communion profonde avec un autre être.

Mais peut-être que c'était mieux ainsi. Après tout, le dernier type frappé par la Nitescence s'était retrouvé mort en moins de deux. La femelle était une Aleph, une Louve appartenant à une meute d'Alphas. Et Admée ou pas, les Alphas voyaient d'un mauvais œil les prétentions d'un Acéphale sur l'une de leurs femelles.

Reidge gratta distraitement la paroi friable et récupéra une poignée de cailloux. Il se mit à les égrener lentement, ses pensées déviants sur les Alphas qu'il avait eu le désagrément de rencontrer au cours de sa vie.

Des êtres vicieux, élevés dans la croyance que leur héritage de sang les plaçait au-dessus de tout. Reidge détestait l'admettre, mais ces bâtards étaient en effet systématiquement dotés d'une constitution remarquable, d'une rapidité hors norme ou d'une intelligence acérée... quand ils n'alliaient pas tout simplement les trois.

Et quand Reidge était devenu un Acéphale, un Loup sans Alpha ni Primum, il était devenu un être plus inférieur encore, une bête ne valant guère mieux qu'un vulgaire humain.

Les Acéphales étaient chassés à vue par les Loups des meutes. Réfractaires à l'autorité, ils n'arrivaient généralement pas à s'entendre assez pour rester en groupe, ce qui signait souvent leur arrêt de mort.

Sanathe était respecté dans leur meute de parias, d'une part pour sa force hors du commun qui lui avait permis de les rallier et de se faire obéir de tous, et d'autre part pour leur avoir trouvé ce territoire dans le désert de Pierre. Avec lui, ils avaient découvert un mode de vie relativement supportable.

Ils chassaient en groupes discrets et rapides sur les territoires des Alephs ; ils se bornaient à enlever des femelles humaines pour éviter qu'on les poursuive jusqu'au bout du monde. Les Loups des meutes n'auraient jamais pardonné l'enlèvement d'une Louve.

En outre, Sanathe les faisait régulièrement changer de tanières. Lui seul connaissait les points d'eau et les endroits sûrs. On racontait que lorsqu'il était arrivé ici, le vieux Loup avait failli perdre la vie en cherchant l'eau... cette histoire était un rappel constant que celui qui se perdait dans ces dédales risquait la mort.

Les Alephs l'avaient d'ailleurs parfaitement compris et évitaient les lieux comme la peste. Ce qui faisait de l'endroit un refuge parfait pour les Acéphales prêts à se ranger sous les ordres de Sanathe.

C'était le seul territoire sur lequel on leur concèderait jamais un peu de paix.

Reidge arriva au bout de sa poignée de cailloux. Il allait en prendre une seconde lorsqu'il crut capter une odeur étrange. Il piocha un peu dans son Essence et força sur son odorat. Il scruta longuement le couloir à ciel ouvert, sombre et silencieux comme la mort.

Quand il apparut certain qu'il s'agissait d'une fausse alerte, il se détendit. Il avait dû passer trop de temps dans l'autre monde et les odeurs charriées par les vents nocturnes lui étaient devenues étrangères.

Ses pensées dévièrent de nouveau vers Faustine. Pour la énième fois, il songea avec amertume qu'il aurait dû monter la femelle cette nuit-là, dans la chambre, et la laisser là-bas. Personne n'en aurait rien su.

Mais Spline avait refusé parce qu'ils n'avaient qu'un seul Glané et que s'ils ne la ramenaient pas, Greudge les saoulerait jusqu'à la fin des temps. Alors Reidge avait laissé filer sa chance.

Ils s'étaient quand même bien amusés dans le monde des humains. Il n'aurait pas aimé y rester, mais il était content de l'avoir vu au moins une fois. Dans les meutes Alephes, les Alphas étaient souvent les seuls autorisés à passer dans le monde Gris pour féconder des femelles humaines.

Le Glanage avait donc été une découverte d'importance dans sa vie de Loup. À condition de savoir s'y prendre, tout était à disposition : la nourriture, l'eau, le sexe. Un peu comme un paradis en somme. Sauf qu'il y avait la Lune Grise qui pesait constamment au-dessus de leur tête, comme une épée de Damoclès, crainte et convoitée à la fois. Ils n'étaient pas restés longtemps, mais il avait fini par sentir son influence. De quoi devenir fou, à force.

Mais en tant qu'Acéphale, il n'avait pas à s'en préoccuper. Contrairement aux Alphas qui détenaient le pouvoir d'utiliser les Arbres de Lune à leur guise, eux n'avaient eu l'occasion de voyager que par un pur hasard. Une occurrence unique.

Ils étaient tombés sur ces arbres un an plus tôt et Sanathe était le seul qui avait compris la portée de leur découverte. Le seul qui savait que l'alignement de leur Lune et de celle des humains aurait bientôt lieu et qu'ils pourraient alors passer sans Alpha. Une chance unique d'aller voler de la progéniture Alpha... ils espéraient ainsi renforcer leur groupe dont la sécurité venait du nombre.

Reidge admirait Sanathe pour ce plan, il était flatté d'avoir été choisi pour le Glanage ; son respect pour le vieux chef en avait néanmoins pris un coup quand il était devenu clair qu'ils avaient interdiction de toucher aux femelles Glanées...

Ainsi, même si Faustine survivait, Reidge n'aurait aucun droit sur elle. Le vieux réservait aux femelles un sort bien particulier dont il refusait de parler à qui que ce soit.

Même si Reidge était loin d'être faible et qu'il compensait ce qui lui manquait en force pure par une hargne féroce, il perdrait la vie s'il défiait le Chef. Même avec l'aide de son frère, Spline, plus petit en taille, mais plus vicieux, il n'avait aucune chance de s'approprier sa femelle maintenant qu'ils étaient de retour.

Fausty lui échapperait, ici aussi...