14. Dans l'oeil du cyclone

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Ma douche est prise mais je suis loin d'être prête... Tant pis ! De toute façon, Jane calculera que j'arriverai avec au moins une demi-heure de retard.

La logique aurait voulu que je me prépare et joue du piano ensuite, sauf que ç'a été plus fort que moi.

Mes doigts tremblaient du désir de s'élancer sur le clavier. Jouer quotidiennement relève de mon hygiène de vie et cette petite heure volée à la soirée m'a fait un bien fou. Voilà plusieurs jours que mon jeu ne m'a pas permis d'atteindre cet état de détachement où ce qui n'a pas rapport à la musique semble éphémère et sans importance.

Au-delà de ça, chaque fois que je plaque les mains sur mon instrument, il y a tout un monde de couleurs, d'impressions et d'histoires qui se déploie dans mon esprit. En discutant avec les musiciens de mon entourage, j'ai compris très jeune que tous n'ont pas cette impression de transe. Leurs regards étonnés m'ont découragé de m'étendre davantage sur cet univers sur lequel je peine à mettre des mots.

Quoi porter maintenant ? Je n'ai jamais accordé trop d'attention à mon apparence. Mais j'y mets plus de soin depuis que je suis avec Nate. Ça rend les choses compliquées...

J'ouvre la penderie et passe mes options en revue. Trop chic. Pas assez. Trop vieux. Trop grand. Ah ! Ce haut sans manches couleur citron fera l'affaire. La moitié du problème de réglé !

Pour le bas...

J'ai beaucoup de morceaux punks hérités d'une époque de ma vie pas si lointaine. Peut-être que... Oui ! Ma courte jupe noire garnie de tulle cassera le look trop sage du chemisier.

19 h 20.

Pas déjà ?

Bien évidemment, je ne trouve plus mes chaussures ! Je crêpe mes cheveux pour les enrouler en chignon lâche en faisant le tour de la chambre. Je soulève des vêtements qui traînent, repousse des objets du bout du pied en quête de mes escarpins plateforme en velours noir. Ils ne sont nulle part.

À moins que...

Ah voilà ! Je les découvre sous le lit et termine mes préparatifs à toute vitesse. Je fixe mes mèches avec des épingles, mets quelques couches de mascara et suspends de grosses créoles dorées à mes oreilles.

Je me plante devant le miroir.

Oh que je ressemble à maman quand je suis coiffée de cette manière ! Sous son haut front blanc, ses immenses yeux en amande semblent vouloir me dire quelque chose à travers le voile des années qui s'est tissé entre nous depuis sa mort. 

Les fantômes du passé devront attendre !

J'attrape mon trench et dévale l'escalier aussi rapidement que les échasses à mes pieds me le permettent.

Une marche de dix minutes et un trajet de métro me séparent de chez Jane. Un gros vingt-cinq minutes en tout, dix quand Franz se sent généreux et vient me porter avec sa voiture. Ma meilleure amie, sa sœur Béatrice et Florent, son chum, se partagent un appartement du Vieux-Montréal. Le spacieux cinq et demi, perché au sommet d'un escalier colimaçon en fer – dans lequel on risque sa vie à chaque marche l'hiver – est synonyme de bons moments, et ce, depuis les premières semaines ayant suivi leur déménagement. 

Si l'extérieur est dans un état de délabrement impossible à qualifier de charmant, on trouve à l'intérieur une certaine harmonie. Un bric-à-brac hétéroclite de coussins bigarrés, guirlandes lumineuses et autres bricoles glanées aux quatre coins du globe annonce bien la nature chaleureuse des occupants. Ils adorent la compagnie et donnent souvent des soupers improvisés qui dégénèrent parfois jusque très tard dans la nuit. 

Je lève le poing pour frapper. La porte s'ouvre sur Béa avant même que j'en aie eu le temps.

Physiquement, elle ressemble énormément à Jane, qui est d'un an son aînée : mêmes silhouettes gracieuses, des traits semblables ainsi qu'une peau délicieusement ambrée. Cette toile de fond caramel fait ressortir avec un éclat irrésistible la blancheur de leur sourire, ainsi que la clarté de leurs yeux turquoise. 

Là s'arrêtent toutefois les comparaisons. Quand nous étions enfants, je me demandais, chaque fois que ça arrivait comment Franz pouvait bien les confondre. D'abord, c'est facile de les différencier grâce à leurs chevelures presque noires : celle de Béa est longue et lisse, alors que les boucles souples de Jane sont coupées aux épaules. Par ailleurs, avec des personnalités aussi marquées qui s'expriment dans chacun de leurs gestes, impossible de se méprendre sur leur identité.

-       Entre ma puce... Je crois bien que t'es attendue. J'irais même jusqu'à dire avec impatience, me confie-t-elle, une moue ironique imprimée sur les lèvres.

L'agacement de Béa pour le caractère théâtral de sa sœur n'est pas une cachette. Je réussis à masquer le mien dans l'étreinte de bienvenue qu'elle me fait.

-       Comment ça va ? je m'enquiers.

Question neutre destinée à diriger la conversation vers elle.

-       Bien ! Je suis super contente de te voir... Ça fait un bout quand même !

Bon ! Je vais devoir faire davantage d'efforts, c'est tout.

-       Oui et bien... J'ai été pas mal occupée ces derniers temps. Les pratiques, les cours, Nate.

Ce ne sera pas la seule explication de ce genre que je devrais fournir ce soir. Aussi bien répéter mon baratin, question d'être convaincante au moment où ça comptera vraiment.

-       Désolée pour toi... D'ailleurs, où t'as planqué le cousin ? s'informe-t-elle gentiment.

-       Il va venir nous rejoindre un peu plus tard. Quand j'aurai réussi à maîtriser Jane !

Béa m'adresse un clin d'œil au moment où la furie en question sort de sa chambre. Je l'inspecte avec attention. Elle affiche un calme souverain plus qu'inquiétant dans les circonstances.

En passant son blouson de cuir noir sur sa robe corail, Jane me délivre de l'obligation d'échanger des politesses avec sa sœur. Sauf que j'ai pleinement conscience d'être en train de troquer un interrogatoire léger pour un autre, qui promet d'être nettement plus corsé !  Je soupire.

-       On se verra chez Justin ce soir, Béa ?

-       Oui, je crois bien qu'on ira faire un tour Flo et moi.

-       Super, à plus tard alors !

DissonancesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant