La fille de l'air (24)

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Traîner dans les faubourgs commençait à énerver Ara. Elle ne supportait plus les gens. Elle les regardait et elle voyait leur insouciance comme une forme ce complicité. Leur ignorance était une acceptation. Leur joie de l'indifférence. Leur vie une faute. Elle garda sa rancœur pour elle et décida Eni à partir pour le château. Il n'était pas difficile, il la suivi, mais les rides sur son front se creusaient un peu plus chaque jour. Ara l'avait vu, et elle essayait de lui montrer un peu plus de gaieté, pour ne pas l'inquiéter.

Eni voulait s'infiltrer de nuit, pour ne pas se faire remarquer. Ara, elle, s'en moquait et ne voyait qu'une chose : en finir au plus vite. Elle le força à y aller en plein après-midi. Ou disons plutôt que, devant la méfiance d'Eni, elle décida de partir seule et le planta au milieu de la rue. Il hésita quelques instants, mais sa conscience lui disait de ne pas la laisser partir ainsi. Il la suivit.

Non seulement elle avait passé son enfance dans les environs, mais encore avait-elle fait le tour de la propriété dans ses rêves, et ce chaque nuit depuis plus d'un mois maintenant. Elle savait où se trouvait une porte dérobée qui menait directement aux couloirs des domestiques. En passant par là, ils pourraient continuer sans être vus des gardes. Quant aux domestiques, Ara en faisait son affaire. Eni ne comprenait pas, mais il ne pouvait plus poser de questions. Toutefois, il fallait traverser les jardins pour y parvenir.

Ils se faufilèrent dans la foule pour passer la grande porte du château et s'estompèrent dans l'ombre pour atteindre les jardins. En entrant dans le domaine de son père, Ara avait pris un air grave et ne le quittait plus. Ses traits s'étaient durcis et quand elle parlait, Eni se demandait parfois si c'était réellement à lui qu'elle s'adressait.

Elle savait que partout dans les jardins, on pouvait les voir. Ils avaient été construits pour qu'aucun secret n'échappe à l'œil inquisiteur du roi. Mais la maudite étant absente du château celui-ci ne les surveillait plus que pour obtenir des secrets mesquins afin de faire chanter les gens de son entourage (un vieux plaisir de roi qui, disait-on, se transmettait de générations en générations). Ils passèrent discrètement et sans encombres au milieu des jardins. Ils poussèrent la porte et continuèrent à marcher dans un couloir sombre. Ara guidait Eni dans l'obscurité. Elle franchit quelques portes, et se retrouva dans une cuisine. Elle était remplie de domestiques qui commencèrent à s'affoler lorsqu'ils virent les deux étrangers encapuchonnés. Eni paniquait également. Ils étaient entrés comme s'ils étaient chez eux, sans aucune discrétion, et les domestiques pouvaient faire rappliquer la garde d'une minute à l'autre. Ara, très calme, sûre d'elle, baissa la capuche qui cachait son visage. Lorsque le masque fut tombé, tout le monde s'arrêta dans la pièce. Tous la fixait comme si elle était revenue d'entre les morts. Elle s'y attendait.


Quelques jours avant cette équipée, elle avait rêvé qu'elle s'échappait. Ses sœurs l'avaient aidée. Elles avaient distrait leur père en organisant une belle soirée où le vin coulait à flot ; puis elles avaient profité d'un moment d'inattention pour faire disparaître leur jeune sœur. Elles lui avaient préparé des fournitures pour le voyage, des vêtements chauds et de la nourriture. Elles lui avaient donné une carte, sur laquelle était indiqué le chemin vers un endroit sûr. Elle partait seule mais là-bas elle trouverait des gens qui l'aiderait à s'enfuir plus loin, là où leur père ne pourrait jamais la retrouver. Les domestiques du château étaient au courant, ils la laisseraient partir sans rien dire. Tout cela raisonnait dans la tête d'Ara d'un écho étrange. Elle se vit prendre les affaires qu'on lui avait donné et remercier chaudement ses sœurs. Elle se vit les laisser dans un couloir obscur et s'éloigner. Elle se vit courir de toutes ses forces. Elle passa la porte cachée qui donnait sur le jardin. Les domestiques l'avaient vue, mais avaient fait comme si de rien n'était. Dans le jardin, elle se retourna et entendit les rires de la fête. Elle vit la lumière. Elle entendit la musique. Et plongea dans les ténèbres, courant vers son destin. Elle traversa une forêt effrayante. Les ombres des arbres la terrifiait, et elle ne voyait pas où elle mettait les pieds. Mais elle prenait le seul chemin qui guidait vers le seul endroit où elle devait aller. Elle se trouva bientôt au milieu d'une clairière. Une petite maison de pierres attendait un peu plus loin. C'était là qu'elle devait aller. Ara tout à coup eut des sueurs froides. « Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi... » se répétait-elle. Cette phrase l'obsédait car jusqu'ici, elle connaissait la fin de l'histoire. Elle s'approcha de la maison, heureuse de se savoir enfin sauvée. Terrifiée de connaître la suite.

Plusieurs chevaliers attendaient à l'intérieur de la cabane. Elle ne comprenait pas. Princes d'un royaume voisin, le roi son père leur avait promis un beau cadeau s'ils acceptaient de le recevoir dans cette modeste chaumière. Nombreux étaient les invités, mais sept seulement avaient répondu favorablement. Aux sept elle fut offerte. Et quand elle comprit qu'elle ne s'en sortirait pas vivante, elle s'empala sur une de leurs épées. À quelques kilomètres de là, le vin coulait à flot, la fête battait son plein et le roi demandait des nouvelles de sa fille.

La fille de l'air [Cycle 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant