Ara était dans cet amphithéâtre blanc. Toutes les silhouettes étaient là, autour d'elle. Elles la regardaient, elles chuchotaient. Ara était face à celles dont elle avait vécu les vies, toutes les nuits depuis plus d'un mois. Parmi elles, il y en avait beaucoup dont elle ignorait le passé, mais elle était capable de le deviner. Toutes attendaient avec anxiété ce que la jeune fille allait dire. Elles hantaient les rêves, pas la réalité, alors il leur était impossible de savoir si le roi était mort. Ara, elle, persistait à se taire. Elle ne se sentait pas encore prête. Elle les regardait toutes, une par une. Elle essayait de se souvenir de leur histoire. Elle remarquait plus facilement les marques, les bleus, les cicatrices, les brûlures. C'était tout ça qui les maintenait encore là. Sans ça, elles seraient déjà parties.
Un violent combat se déroulait dans l'âme d'Ara. Elle revoyait ce qu'elle avait vécu, elle revoyait les larmes, les rires, elle retraçait son chemin. Elle voyait Eni, elle voyait Nepos, elle voyait son père. C'était le temps du bilan. Elle avait marché, elle s'était battue et aujourd'hui, elle se trouvait face à son passé, à la croisée de son présent et de son avenir. Ce que les mortes attendaient n'était pas une simple phrase. Ce qu'elle allait dire était un engagement, c'était la voie qu'elle allait choisir. Elle se souvint du dernier rêve qu'elle avait fait. Elle se souvint de la fille de l'air. Elle revit le plaisir qu'elle prenait à courir dans les nuages.
C'était la fin du voyage. Ara avait couru dans les nuages, elle aussi, et puis elle avait grandi. Elle avait pris au sérieux sa propre existence, elle l'avait défendue, elle l'avait affirmée. Aujourd'hui, elle n'appartenait plus qu'à elle-même. Elle était libre de ses choix, libre de choisir le chemin qu'elle prendrait. Et ce qu'elle voulait plus que tout, c'était la liberté. La liberté dont elle avait tant rêvé quand elle était plus jeune. Son voyage lui avait appris que cette liberté ne pouvait être inconsciente, car alors la culpabilité la poursuivrait toujours pour la condamner. Tout ce qu'on lui avait dit résonnait dans la tête d'Ara. Tous les conseils, les impératifs, les leçons...
Face à elle, les silhouettes patientaient. Elles avaient confiance en Ara. Depuis le début, elles lui avaient fait confiance : elles avaient mis leur existence entre ses mains, et lui avaient donné la responsabilité de l'existence de celles qui viendraient après elles. Elles attendaient le mot de la fin. Pour elles aussi, cette déclaration allait tout changer. C'était une porte ouverte vers la résurrection. Une étoile dans le ciel.
- Le roi est mort.
-Le roi est mort, vive le roi !
Eni avait distrait les gardes. Il avait tenu longtemps car il avait beau faire, il n'entendait ni les pensées d'Ara ni le cri du roi. Impossible de savoir quand la besogne serait faite, si Ara avait réussi. Au bout d'un certain temps, il avait du s'échapper pour de bon afin de ne pas être pris. Il avait traîné dans les rues anxieusement toute la journée, en priant pour rencontrer Ara par hasard. Il se sentait mal à l'aise, mais il n'arrivait pas à dire pourquoi. On aurait dit l'ombre de lui-même. Il traversa bien trois ou quatre fois la ville, de long en large, et l'aurait fait une cinquième fois si la nuit n'était pas tombée. En voyant que l'on commençait à allumer les lampadaires, Eni rentra derechef à la taverne où ils avaient rendez-vous. Il avait un mauvais pressentiment. Il avait peur qu'elle ne l'attende pas. Une sueur froide coulait sur son front, une anxiété qu'il n'avait encore jamais éprouvée le gagnait peu à peu. Il arriva aussi vite que l'éclair, demanda si son amie était là, et face à la réponse du tavernier, il décida d'aller attendre dans un coin. Il but une bière pour patienter, puis une autre. Puis une autre. Il faisait confiance à Ara, elle ne lui avait jamais menti, elle ne le ferait pas cette fois-ci non plus. Ara ne se montra pas de la soirée. Il fallut monter Eni dans son lit. Le lendemain, elle n'était toujours pas réapparue. Et il avait beau penser à elle, il n'arrivait pas à la contacter. Ses disques restaient blancs. La tenancière s'inquiétait de le voir dépérir aussi rapidement et lui demanda son histoire. Eni édulcora et lui raconta.
- Oh, elle vous a plaqué, voilà tout. Pleurez un bon coup, ça ira mieux après.
Dans les rues, on proclamait la mort du roi. On organisait les funérailles nationales. On préparait le couronnement de son successeur. Eni, lorsqu'il s'en rendit compte, comprit ce qui s'était passé. Ara avait fait ce que tout le monde attendait d'elle, et maintenant, elle était libre. Lui, comme Nepos, représentait ce qu'elle ne voulait pas faire, ce qu'elle ne voulait pas être. Il était cet étranger qui était apparu dans sa vie trop brutalement et lui avait demandé l'impossible. Le roi était mort et Ara était libre. Fin de l'histoire.
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La fille de l'air [Cycle 1]
FantasyAra aime courir. Elle aime courir dans les nuages. Malheureusement, ça ne peut pas toujours durer. [Terminé]