Marie, Samedi 11 juin 1988
A 4 ans, je jouais à parler anglais. A 6 ans, je ne lisais que des livres dont les héros partaient au bout du monde. Pour mes 8 ans, j'ai demandé un passeport comme cadeau. A 10 ans, j'affichais des photos de New York, Rome, Sydney, Rio de Janeiro, Barcelone et j'en passe sur les murs de ma chambre. J'ai 13 ans et je n'aime pas ma vie. Je n'aime pas ma ville. Je n'aime pas ma langue. Je n'aime pas non plus mes parents. D'ailleurs, ils ne peuvent pas être mes parents biologiques. Ils sont tout le contraire de moi. Ils ne voyagent pas, ils ne connaissent du monde que ce qu'ils voient dans les journaux télévisés. Ils sont heureux de leur petite vie étriquée, sans aventure, sans suspens. Ils ont dû me trouver sur un parvis d'église ou dans un orphelinat peu scrupuleux qui vendait des bébés volés, ou peut-être que ma vraie mère est venue mourir dans leurs bras en leur faisant promettre de m'élever comme leur fille. Même physiquement, je ne leur ressemble pas. Ils sont blonds et fins. Je suis brune et forte. Mon grand frère est comme eux, petit aux cheveux clairs, qui se contente de ce qui l'entoure. Il a 16 ans et il sait déjà qu'il reprendra la boulangerie de Papa. Il est en contrat d'apprentissage, une semaine en cours, deux semaines aux fourneaux avec Papa. Et ça lui va comme ça. Il a la même copine depuis 2 ans, la même bande de copains avec qui il fait la fête dans le même bar tous les samedis soir. Moi, je viens d'ailleurs, j'en suis persuadée et je m'embête parmi eux. Tous les soirs, je fais le vœu que mon adolescence se passe très vite et que je puisse m'évader de cette prison trop propre dès mes 18 ans. Ce n'est pas qu'ils soient méchants, mes parents. Ils sont doux et attentionnés. Ils ont même l'air attristé de me voir toujours insatisfaite. Mais ils ne réagissent pas, ils font semblant de rien. On ne dit jamais rien, de toutes façons, dans la famille DELRUE. On écoute, on sourit et on rend la monnaie mais on ne parle pas et ça depuis des générations. Ils tiennent la boulangerie-pâtisserie de la bourgade où je meurs d'ennui. Mon père a succédé à son père. Ma mère était la fille du charcutier, c'est son frère qui a repris la boutique de mon grand-père maternel. Je descends de deux familles de commerçants honnêtes et travailleurs. Alors, mes caprices d'ado illuminée qui rêve de découvrir le monde, ça les faisait rire au début, puis ça les a inquiété, maintenant, ils n'y prêtent même plus attention. Vous savez ce qu'ils m'ont offert à la place du passeport que je voulais pour mes 8 ans ? Un hamster ! Un petit rongeur sans jugeote qui passe ses journées à marcher dans une roue avec pour seul avenir de mourir en cage.
Le psy leur avait dit qu'avoir un animal domestique me donnerait le sens des responsabilités, m'aiderait à comprendre la vie et me rendrait plus sensible à l'amour des autres. Mais moi, c'était un cheval qu'il me fallait pour galoper loin de la tristesse de mon quotidien, ou encore un chat pour m'apprendre à sauter du balcon sans me blesser.
J'ai vu le docteur Millon pendant quelques mois, une heure par semaine. C'est ma maîtresse qui leur avait parlé de lui. Elle disait que je n'étais pas comme les autres enfants. Elle parlait de précocité. Eux, ils ont pensé que j'avais un problème dans la tête. Ils tentaient de m'expliquer que je n'étais pas folle, bien sûr, mais que quelques fois, les parents devenaient impuissants devant la détresse de leurs enfants et qu'il valait mieux que je me confie à quelqu'un qui pourrait vraiment m'aider. M'aider à quoi ? Vous voulez bien me le dire ? A oublier mes rêves ? A devenir comme eux, fermée et insignifiante ? A accepter de penser comme le cochon-dinde ? C'est eux qui devraient se remettre en question. Mais ça, ils n'en sont pas capables. Après quelques séances, le Docteur Millon leur a expliqué que j'allais très bien mentalement, que j'étais juste une petite fille triste et déterminée et qu'il fallait apprendre à m'accepter comme telle. Depuis ce jour, ils ne disent plus rien. Ils me laissent clamer mon ennui, ma rage et mon besoin de changer d'air. Ils s'imaginent que ça passera. Ils me répondent « ok, mais finis l'école d'abord ». J'ai bien l'impression que eux aussi attendent le jour où je les quitterai. Alors, ils sont gentils, ils m'offrent de beaux vêtements, les livres que je veux. Ils m'ont inscrite au conservatoire de musique, à l'académie de dessin. Ils font tout ce que doivent faire de bons parents au quotidien. Je suis bien nourrie, bien soignée, bien gâtée. Je suis choyée mais pas aimée. Je suis le vilain petit canard et un jour je partirai et je deviendrai un cygne magnifique. En attendant, je vais au collège, je travaille, j'étudie tout ce qui pourra me servir plus tard. Je suis super forte en anglais et en espagnol. J'adore l'histoire et la géographie. Je regarde les autres élèves. Toutes ces filles qui veulent le dernier sweat à la mode et les mecs qui se la jouent avec leurs copains. Je n'ai presque pas d'amis, à part mon club de décalés qu'on n'invite jamais aux boums.
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Vivre ailleurs (TERMINÉ)
RomanceMarie a 13 ans en 1988. Dans son journal, elle crache sa rage d'être prisonnière d'une jeunesse ennuyeuse et banale. Marie étouffe dans sa petite ville maussade de province, dans une famille de boulangers sans envergure, sans projets, sans folie, ni...