11. Journal d'une fille qui l'a retrouvé...

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Marie, Mercredi 3 août 1988

ÇA Y EST !!! J'ai vu Enzo. Je l'attendais tous les matins à 11 heures pétantes, sur la place de Lorenzana. Il est enfin venu ! J'ai cru que j'allais exploser d'émotion. J'étais avec Julie qui se méfiait de ce délinquant fugueur qui avait rendu sa copine débile et irresponsable. Je l'ai aperçu qui marchait nonchalamment sous la chaleur déjà écrasante de cette fin de matinée. Je l'ai trouvé tellement beau que j'ai eu envie de m'enfuir en courant. Qu'est-ce que je faisais là ? Qu'est-ce que j'attendais de lui ? Mes jambes ne me tenaient plus, j'ai cru que j'allais tomber dans les pommes. Mais lorsqu'il est arrivé à notre hauteur, j'ai eu envie de lui sauter au cou, ce que je me suis évidemment bien gardée de faire. Il avait l'air heureux de me retrouver et m'a prise dans ses bras. J'étais pétrifiée, d'autant plus qu'au moment où il m'a plaquée contre lui, j'ai croisé le regard foudroyant de Julie toujours convaincue de la dangerosité d'Enzo. Je les ai présentés l'un à l'autre. Enzo a esquissé une accolade, vite rabroué par Julie qui lui a tendu une main sèche et brutale. Enzo nous a expliqué qu'après avoir marché des heures depuis la gare, il a fini par être pris en stop. Il a changé trois fois de suite de voiture pour, enfin, arriver jusque dans les environs et a terminé dans la camionnette d'un cultivateur du coin qui l'a pris à la bonne et lui a proposé de le loger en échange de quelques services rendus à la ferme. Ainsi, tous les matins, Enzo doit-il travailler aux champs ou bricoler dans l'exploitation, ce qui l'a empêché de se rendre à notre rendez-vous jusqu'à aujourd'hui.

Le grand air lui fait du bien apparemment car en trois jours il a déjà pas mal bronzé, ce qui lui donne bonne mine. Et me donne à moi l'envie de me mettre des baffes tellement je me suis trouvée ridicule en face de lui. Je cherchais à me donner une constance, mais je ne pouvais m'empêcher de me ronger les ongles en l'écoutant nous raconter ses mésaventures. Il nous a dit s'être rendu devant la maison de son cousin, il a vu le bébé, ça lui a fait tout drôle, mais il n'a pas osé s'approcher... J'en ai des frissons rien qu'en y repensant. Mais, là, cher journal, tu dois être perdu. Je crois donc qu'il est tant que je te mette dans la confidence en te relatant l'histoire d' Enzo.

Enzo a 15 ans et il vit à New York ! Non, journal, tu n'as pas rêvé ! Enzo vit à New York ! Ses parents tiennent une chaîne de restaurants italiens hyper réputée dans Brooklyn et Manhattan. Ils bossent comme des fous et voyagent beaucoup pour se développer dans tout le pays et même en Europe, alors, Enzo a plus ou moins été élevé par sa grand-mère qu'il adorait. Mais elle est morte en juin et il a eu énormément de chagrin. Il a même avoué avoir beaucoup pleuré, ce qui n'est pas commun pour un garçon. En général, ils cachent leurs sentiments, ils ravalent leurs larmes, ils font les gros durs. Un homme, ça ne pleure pas leur a sûrement dit leur père un jour. En tout cas, c'est ce que rabâche toujours le mien à mon frangin. Donc, en grandissant, ils apprennent à encaisser les coups sans mouiller leurs yeux. Ça m'a touchée qu'Enzo parle de ses émotions et me laisse entrevoir sa sensibilité aussi facilement. Il ne semblait pas avoir honte d'avoir souffert du départ de sa grand-mère et d'en avoir pleuré. Il en parlait sans gêne à une inconnue dans un train où il n'avait pas le droit d'être.

Alors qu'il aidait sa mère à vider l'appartement de sa grand-mère, il s'attaqua au tri des vêtements de l'armoire de sa chambre. C'est ainsi qu'il est tombé, dissimulée sous des boites à chaussures, sur une petite trappe à peine visible laissant penser qu'il y avait un double-fond dans cette fameuse armoire. Il regarda derrière lui pour s'assurer que sa mère n'était pas dans la pièce et tenta d'ouvrir la trappe. Il y parvint assez vite et put découvrir, stupéfait, une photo, une lettre et un faire-part de naissance. La photo, jaunie par les années qui passent était celle d'une maison au milieu d'un paysage magnifique, collines labourées avec une rangée d'oliviers qui amenait jusqu'à la porte du domaine. Il retourna l'image, il y était inscrit Lorenzana, 1946. La lettre était écrite en Italien de la main de sa grand-mère. Il la lut et la traduisit pour lui-même « Manhattan, avril 1972... Mon amour, reviens vite à New York, la mort de ton cousin n'a rien à voir avec notre petit Enzo. Ce ne sont que des légendes de campagne. Le restaurant a besoin de toi, ton fils a besoin de toi, ton petit-fils a besoin de toi, j'ai besoin de toi. Tu me manques. Ti amo. Carla ». C'est-elle qui lui avait appris cette langue qu'elle trouvait si belle, même si elle disait détester les hommes qui la parlaient. Méfie–toi des Italiens, mon chéri, lui recommandait-elle souvent. Ils sont hypocrites, viles et charmeurs. Ils sont obnubilés par la « Bella figura ». Pour ne pas perdre la face, ils sont prêts à tout, même à s'entretuer. Ne fréquente pas les Italiens, ils ne t'apporteront que déception et ennuis. Les Américains ont le cœur moins chaud que les Italiens, c'est certain. Mais ils sont plus fiables, ils sont droits et directs. Quand ton grand-père et moi avons quitté la Toscane, en 1946, nous avons été accueillis avec simplicité et bonne humeur. Pourtant, les temps étaient durs. La guerre nous avait tous appauvris et nombreux étaient les Européens qui fuyaient le vieux continent pour le rêve américain. On ne s'en est pas tous sortis, tu sais, ton grand-père et moi avons eu de la chance. On a vite pu monter une petite trattoria qui a eu rapidement son petit succès, mes foccacie et mes fettucine maison n'y étaient pas pour rien. Et aujourd'hui, quatre restaurants ! Che bella avventura !

Mais pourquoi haïssait-elle tant ses concitoyens ? Et pourquoi n'avait-elle jamais remis les pieds dans son pays d'origine ? Pourquoi ne parlait-elle jamais de sa famille ? Pourquoi seul son grand-père était allé à l'enterrement de son cousin en 1972, l'année de naissance d'Enzo ? Et qu'est-ce que lui, Enzo, avait à voir dans toute cette histoire ?

Quant au faire-part, il annonçait la naissance d'un certain Lorenzo CREPI, le 15 avril 1988. Deux mois avant le décès de sa grand-mère. Pourquoi l'avait-t-elle caché ? Qui était ce Lorenzo ? Un cousin ? Son sang ne fit qu'un tour, il rangea hâtivement ses découvertes dans son sac à dos et décida d'enquêter pour percer ce mystère. Il voulait savoir d'où il venait, qui était sa famille, quel était ce secret que ses grands-parents s'étaient évertués à cacher pendant tant d'années.

Vivre ailleurs (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant