1 bis.Journal d'une mère qui voudrait que sa fille l'aime...

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Anne, Lundi 20 juin 1988


Je sais que c'est mal, je le sais et je m'en veux tellement ! Je viens de refermer le cahier intime de ma fille. Je faisais le grand ménage dans sa chambre. J'ai gardé les habitudes de ma mère pour cela. À chaque printemps, je bouge les meubles, je vide les armoires et je nettoie tout, j'aspire à l'intérieur des tiroirs, je frotte les étagères, je rajoute des ballotins de lavande, je replie le linge au carré. Tradition oblige, on ne badine pas avec le nettoyage de printemps chez nous. Je venais donc de m'attaquer au bureau de Marie quand je suis tombée dessus, bien caché dans le double fond du tiroir du bas qui a cédé quand j'ai retourné le caisson... Le cahier s'est retrouvé par terre, grand ouvert à la page d'hier... Je suis restée interdite, immobilement bête, le regard rivé sur ces dizaines de pages remplies de l'écriture déjà adulte de ma petite fille. Puis, j'ai eu une pulsion diabolique, une fièvre dévorante qui me poussait à vouloir savoir, vouloir comprendre pourquoi elle est comme ça, ma chérie, pourquoi elle est si triste, agressive, négative. Pourquoi on ne se parle pas, pourquoi je ne sais rien d'elle, pourquoi son regard me fuit ou me fusille, jamais ne me caresse... Pourquoi elle semble si malheureuse, révoltée, en colère ! Pourquoi ?

Alors, je me suis jetée par terre et je l'ai parcouru, maladivement, du début à la fin, les mains moites, le corps tremblant, les larmes aux yeux. J'ai vécu l'un des pires moments de ma vie...

Marie me déteste. Marie déteste la vie que nous lui imposons. Marie se sent mal parmi nous. Marie voudrait vivre ailleurs ! Elle s'est même persuadée que nous ne sommes pas ses parents génétiques. Elle pense que nous l'avons adoptée, volée à une autre, je ne sais trop quoi... Je suis atterrée ! Je voulais savoir, mais je ne m'attendais pas à un tel raz-de-marée. Elle me hait ! Elle ne m'aime pas. Rien ! Pas une once d'amour pour sa maman. ! J'ai tellement mal... Qu'ai-je donc fait pour en arriver là ?

Mais, arrête, Anne ! Tu le sais très bien ce que tu as fait ! Ou plutôt, ce que tu n'as pas fait ! Tu ne l'as pas écoutée, tu ne t'es pas écoutée. Tu as suivi les autres, comme d'habitude, tu as laissé faire tes parents, ta mère, ton mari, les institutrices, les psy, mais tu n'as jamais essayé de la comprendre vraiment, de te comprendre vraiment. Lui as tu déjà demandé ce qu'elle aimait ? Ce qu'elle voulait ? De quoi elle rêvait ? T'es-tu déjà demandé ce que tu aimais ? Voulais ? Rêvais ? Tu as fait pour elle comme pour toi. RIEN. Tu as laissé les autres choisir, décider, agir à ta place. Tu suis les règles qu'on t'impose. Et tu fais subir ça à ta fille aussi. Mais Marie n'est pas comme toi. Elle ne se laisse pas faire, elle. Elle a décidé de vivre, de se battre, de croquer la vie à pleines dents. Pas d'attendre que ça se passe en faisant ce que les autres décident pour elle.

Marie est une fille brillante, trop peut-être. Elle ne se laissera pas enfermer dans cette petite vie étriquée que je me suis concoctée en attendant de vieillir passivement et de mourir fataliste.

Elle est tellement mature pour son âge ! Je me sens dépassée.

Moi, je n'ai jamais fait de vagues. On m'a toujours appris à ne pas me faire remarquer. Bien travailler à l'école, remplir mes corvées, connaître sur le bout des doigts mes tables de multiplication, n'avoir aucune ambition. Puis servir poliment derrière le comptoir, sourire aux clients, à mes parents, à mon mari... Je suis fade. Je suis pâle. Tout est pâle, chez moi. Mes cheveux, ma peau de blonde, mes vêtements. Même mon physique ne fait pas de bruit. J'aurais pu être jolie. Je suis assez légère et sportive. Mais j'ai toujours tout fait pour ne pas attirer l'attention, je porte des couleurs neutres, j'arbore des coiffures plates, j'affiche un sourire discret. Ne pas choquer, ne pas provoquer. Adopter les bonnes mœurs des bonnes gens du bourg. Être appréciée de tous. Attention, je n'ai pas dit aimée ! J'évite juste d'être jugée, jalousée ou détestée. Les gens sont fourbes, toujours prêts à dénoncer, critiquer, dire du mal. Il faut voir ce qu'ils me confient en catimini, entre un pain au chocolat et une baguette tradition, de leurs voisins, leurs collègues, leurs amis, leurs belles-mères, leurs femmes, leurs maris, leurs enfants. Ils ont vite fait d'être envieux du bien-être des autres, de leur réussite, leur confort financier. Je ne veux pas qu'ils regardent de travers notre stabilité commerciale, notre équilibre familial. Alors je n'en fais jamais trop. Je n'en dis jamais trop. Pas de cris, pas de rire à gorge déployée, pas de larmes, pas de confessions. Pas question que le regard des autres se pose sur nous, sur moi. Pas un mot plus haut que l'autre. Nous faisons du bon pain, nous sommes aimables. Voilà notre crédo. C'est largement suffisant. À la maison, c'est pareil. Jean-Pierre travaille beaucoup. Il est debout tous les jours à 3h30. Nous ne prenons qu'une journée et demi de repos par semaine. Nous avons peu de temps pour nous. Alors, je prends mon rôle à cœur. Je me charge du quotidien ; l'entretien de la maison, la comptabilité, les enfants. Le soir, nous sommes crevés tous les deux. Nous nous parlons peu, c'est vrai, mais parler pour se dire quoi ? Et puis, nous sommes bien comme cela. Sa présence me rassure, me réchauffe. Lui, peut compter sur mon soutien. Notre vie est harmonieuse. Nous n'avons pas besoin de plus. Nous trouvons notre bonheur ainsi, à avancer dans le temps, côte à côte, contents de nous sentir ensemble, fidèles, complices. Certains ont besoin de passion, de folie, de cumuler des expériences fortes pour se sentir vivre. Moi pas. Et c'est mieux ainsi. Je serais trop malheureuse si j'attendais plus de la part de Jean-Pierre. Il est un peu ours, mon homme. Pas très tendre, un peu maladroit dans sa façon d'aimer. Mais il m'aime, ça j'en suis sûre. Il ne sait pas le dire. Il ne sait pas le montrer, mais je le connais depuis toujours, depuis la maternelle et je le connais mieux que personne. Il a besoin de moi à ses côtés même s'il ne le manifeste pas. C'est un solitaire. Il aime pêcher, chasser, ou se reposer sur son canapé, la tête de son chien sur le ventre. Ça peut paraître ennuyeux, un homme comme lui, mais moi, je m'en contente. On a quelques amis, des commerçants pour la plupart. Et la famille est très présente. Mes beaux-parents, mon frère et sa femme, les frères de Jean-Pierre, puis Maman, surtout depuis que mon père est décédé.

Vivre ailleurs (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant