7bis.Journal d'une mère dépassée...

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Anne, Mardi 26 juillet.

Que c'est difficile les relations avec une adolescente ! Je n'arrive pas à comprendre Marie. Elle est si amère, si secrète, si distante avec moi ! Toute tentative de rapprochement de ma part la fait fuir encore plus. Je ne comprends pas, ne voulait-elle pas qu'on l'écoute ? Que l'on prête attention à ses désirs, ses sentiments ? Je lui offre ce voyage, je l'aide à l'organiser, je m'intéresse à ce qu'elle fera pendant ces vacances. Elle croit que je ne lui fais pas confiance, que je cherche à la surveiller. Je pensais qu'elle apprécierait que je sois plus attentive et enthousiaste. Au contraire, je l'agace. C'est vrai que je suis un peu maladroite quelquefois avec elle. Je me comporte comme si elle était encore un bébé alors qu'elle est déjà si grande, si femme. Je m'en suis rendue compte la semaine dernière. Je sais, c'est bête. Nous étions à la recherche d'un maillot de bain. Je me suis dirigée machinalement vers le rayon enfants alors que Marie s'est jetée sur les maillots de femmes. Quand je l'ai rejointe, l'air de rien mais complètement stressée à l'idée que ma puce puisse déjà endosser une taille adulte, je lui ai désigné un « une pièce » bleu marine, très chic et sobre. Elle l'a essayé par obligation puis a jeté son dévolu sur un ensemble très moderne, coloré, brassière et slip ceinturé dans lequel elle ressemblait à une James Bond girl. Je n'ai pas su quoi lui répondre quand elle m'a demandé ce que j'en pensais. Bien sûr qu'elle était belle dans ce maillot. Fabuleuse même ! Mais je n'arrivais pas à sortir un mot. Ce n'était plus une enfant mais une magnifique jeune fille qui se tenait devant moi ! Sensuelle, appétissante, un corps de naïade, un corps de femme et de très belle femme ! J'ai paniqué intérieurement mais je ne voulais pas qu'elle le voie. Qu'étais-je en train de faire ? Je laissais ma fille de 13 ans, qui en faisait au moins 15, aux mains d'inconnus, dans un pays célèbre pour ses hommes machos et séducteurs, dévoilant ses formes, sans ma surveillance, sans la protection de son père ! N'étais-je pas folle ? Ne devais-je pas tout annuler ? Mais si je faisais ça, je perdais Marie à tout jamais. Elle m'en aurait voulu pour l'éternité. Non, je ne pouvais plus reculer ! Je devais la laisser partir, la confier aux parents de Julie sans m'angoisser. Eux aussi, ils ont une fille de 13 ans, ils doivent avoir les mêmes peurs que moi. Mais Julie fait si gamine comparée à Marie, elle n'a même pas encore de poitrine. Mon Dieu, mon Dieu... Faites que tout se passe bien...

Il m'a fallu quelques jours pour accepter l'idée que Marie avait quitté l'enfance. Pour ne pas avoir envie de vomir en pensant que des hommes allaient poser leur regard sur elle avec cupidité. Je sais qu'elle est réglée depuis un an déjà. Je lui avais proposé de lui expliquer comment ça fonctionnait, mais elle savait déjà tout. J'avoue que ça m'avait arrangé de ne pas avoir à lui donner tous les détails. Depuis, on n'en parle quasiment jamais. Elle se débrouille très bien avec ça, enfin je crois. Je suis vraiment nulle pour toutes ces choses intimes. Quand j'ai moi-même eu mes règles, j'avais 14 ans, c'était tard, toutes mes amies y étaient déjà passées. Je les écoutais en parler et je faisais semblant de les avoir moi aussi. Pas pour crâner, juste par pudeur. J'acquiesçais quand elles se plaignaient que ça faisait mal, que ça rendait triste, que ça salissait trop les culottes, que l'on risquait d'avoir une tache sur la jupe, que c'était inconfortable. J'acquiesçais, mais je ne disais rien. J'attendais que ça arrive pour moi. Et quand ça a été le cas, je ne me suis confiée à personne. Surtout pas à ma mère. J'étais trop honteuse. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sentais sale, souillée. C'est à cette époque que mon corps s'est mis à changer, que j'ai commencé à être troublée par les garçons. Je pensais que c'était mal, que c'était une faute d'avoir envie d'embrasser Jean-Pierre, de rêver en secret qu'il me touche. Et encore aujourd'hui, je ne suis pas à l'aise avec ces sujets là. Comment voulez-vous que Marie me respecte et m'admire ? Elle me voit comme une mère transparente, coincée, incapable de l'accompagner dans la plus grande aventure de sa vie ; devenir une femme, se transformer en papillon. Je dois l'aider à prendre son envol, même si ça va trop vite, plus vite que les autres. Je dois être à la hauteur, devenir plus ouverte, plus cool, comme Françoise, la mère de Julie. Elle est toujours au courant des dernières modes, elle est ouverte et conciliante, toujours souriante, c'est la confidente des copains de ses enfants. Elle a tout compris. Amie avec sa fille, admirée de Marie, Sangha et Sarah. Dès qu'ils le peuvent, ils vont se réfugier chez elle. C'est tellement bien, chez eux ! Lapo est un père très présent malgré son boulot, Françoise semble toujours plus jeune et plus heureuse. Ils organisent sans cesse des barbecues, des soirées spaghetti, des sorties au cinéma. Et ils invitent tout le monde à dormir, les amis de Julie, les petites copines du grand frère. Le comble, c'est qu'ils sont bien élevés leurs enfants ; polis, gentils, bons élèves. C'est frustrant pour les autres parents. Il faut dire qu'il n'y a pas beaucoup de concurrence, entre Sangha dont les parents ne parlent même pas encore français après tant d'années loin de leur pays et Sarah élevée par ses grands-parents depuis que sa mère a fui la région après être tombée enceinte à 15 ans du fils du maire. Quel scandale ! Ils ont essayé d'étouffer l'affaire à l'époque, mais personne n'était dupe. Quant à nous, on aurait pu tenir la route face à Monsieur et Madame Baretti. Une belle famille, une affaire qui tourne, deux enfants bien éduqués, un fils qui va reprendre la boulangerie de son père, une fille... une fille particulière, certes, mais intelligente avec de bons résultats scolaires. Elle même fait latin cette année. Une famille équilibrée, bien sous tout rapport, mais une famille heureuse ? C'est ce que je croyais jusqu'à maintenant. À présent, toutes mes convictions sont tombées. Nous ne sommes qu'un semblant de belle famille. Ma fille, dans son journal que j'ai lu dans son dos, vient de tout faire voler en éclat. Ah, si je pouvais être comme Françoise... Qu'est-ce qu'elle ferait Françoise dans ma situation ? Et bien, elle tenterait de se rattraper d'avoir voulu affubler sa grande fille d'un maillot de vieille dame, irait faire un tour dans le magasin fréquenté par tous les jeunes en vue de Claireville et lui achèterait une vraie tenue à la mode ! J'ai donc poussé la porte de Cactus, pour la première fois de ma vie, un peu timide, comme si je pénétrais dans un sanctuaire interdit aux gens fades comme moi, mais la gentillesse de la vendeuse m'a donné du courage et je lui ai expliqué ce que je recherchais.

Je suis ressortie une demi-heure plus tard avec une superbe robe Chipie, je dis bien Chipie, car Marianne, la vendeuse, a insisté sur le fait que c'est LA marque que veulent porter toutes les filles en ce moment. J'ai fait celle qui savait, mais Marie n'en avait jamais parlé. Il faut dire qu'elle n'est pas très féminine, sortie de ses blue-jeans et de ses éternelles chemises blanches que j'ai un mal fou à garder immaculées, il ne reste pas grand chose... Peut-être est-ce parce que je ne vais jamais faire les boutiques avec elle ? Peut-être parce que je la voyais encore comme une gosse ? Françoise, elle, elle va à Amiens avec Julie pour lui trouver des petites tuniques sympathiques, des sweats en couleurs, des bottes originales. Moi, je lui achète des vêtements pratiques pour le collège et des robes du dimanche trop classiques qu'elle ne sort jamais du placard, même pas pour la messe malgré les protestations de sa grand-mère. Donc, cette fois, la petite robe Chipie, ultra féminine, superbement coupée, dans le vent et très Dolce Vita, je pense qu'elle ne finira pas au fond de la valise. Avec ce cadeau, j'espère que Marie va comprendre le message. J'espère qu'elle verra que je ne la traite plus en petite fille, que c'est fini les robes à smocks ou à petites fleurs.

Mercredi 27 juillet 1988

Peine perdue. Mon cadeau a fait un flop. Elle a eu beau me remercier poliment, j'ai bien vu qu'elle ne sautait pas au plafond. À ma demande, elle a enfilé la robe puis est restée immobile, comme empêtrée dans une camisole de force, ne sachant comment se positionner, les bras ballants, les épaules en avant. Moi, j'ai retenu une petite larme d'émotion...

— Tu es magnifique, ma chérie­...

— Merci Maman, cette robe est très belle. Bon, je la retire pour ne pas l'abîmer avant les vacances, d'accord ?

Et voilà, rien de plus. Je sais qu'elle ne la mettra pas. Je ne sais plus quoi faire... Pas facile d'être la mère d'une adolescente. Pas facile d'être la mère de Marie...

Vivre ailleurs (TERMINÉ)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant