Vu de l'intérieur, le petit cargo jaune du Gek est une épave. Les écrans sont tous fissurés, certains boutons se détachent tous seuls du panneau de pilotage, d'autres sont bloqués en position enfoncée... Heureusement que c'est pas ceux qui commandent les moteurs. Les vitres sont tellement crades que je croyais au départ qu'elles étaient teintées. Au sol, entre deux leviers d'urgence faits de bric et de broc, c'est un dépotoir avec des dizaines d'emballage de barres aux lentilles...
Voilà dans quoi j'ai pris la fuite : un temple de saleté.
Je ne vais pas dire que je suis étonnée. Après tout, j'ai chouré un vaisseau Gek.
La carte de vol indique par un "bip" discret que mon arrivée est proche. Curieuse, je jette un œil à bâbord et ce que je vois me fais lever un sourcil : visiblement, des couillons sont venus sur Triirasefli faire de l'architecture expérimentale.
Au bord d'un lac d'algues bleues, une construction tout à fait hideuse se dresse. Ça ressemble à une grosse main d'humain, avec cinq boudins de roche pour les doigts, et un rectangle en dessous pour imiter une paume.
Dans cette dernière, une entrée se dessine, sombre et ouverte. On m'invite presque.
Je pose le petit cargo à deux pas de l'entrée, mais assez loin du lac d'algues, histoire de ne pas me faire boulotter deux bolides dans la même semaine...
J'active tous les capteurs de la combinaison. Je vais pas faire la même connerie que dans l'usine Xienne. Cette fois, je règle les détecteurs sur leur niveau maximum et j'enregistre tout. Restez sur les ondes avec Cassy, la baroudeuse qui vous fait voir de la galaxie ! Tout de suite, la visite d'une paluche géante.
De plus près, il faut avouer que ce machin en impose. Je me sens vraiment minus à côté. La porte d'entrée, toujours aussi noire et sombre, fait bien 4 mètres de haut.
Je reconnais les veines pourpres dans le bâti. On est en présence de thorium, messieurs-dames, et de première qualité. 120 kilos creds le centigramme ; une petite fortune. Mais je refrène tout de suite mes pulsions destructrices : l'heure n'est pas au minage.
Je prends une grande inspiration et allume la torche sur mon canon, puissance max, avant de pénétrer là-dedans.
Entre ces murs, la température perd subitement trois degrés. Le bruit de mes pas est étouffé par un sol un peu vaseux mais heureusement, sans trace d'algues. Quelques pas dans un couloir étroit et je tombe sur un escalier de descente. Il n'y a pas d'autre option disponible, alors je m'enfonce dans les profondeurs insondables de la... MAIN.
Je me demande depuis quand ce truc est là. Pourquoi les algues ne l'ont pas fait fondre, comme tout le reste.
Wow !
Les marches se sont mises à rayonner sous mes bottes. Une lumière rouge, plutôt douce, tapisse maintenant le chemin, et l'escalier descend toujours. C'est vertigineux. Jusqu'où ça va, comme ça ? Je sens que je suis partie pour passer la nuit dans ce truc.***
Bon, je viens de descendre plusieurs paliers sans rien moufter, parce qu'il n'y avait franchement rien à raconter. Ça fait bien trente minutes que je suis ce putain d'escalier. Une porte, tout en bas, en tout petit, est apparue. Elle est maintenant éclairée de rouge, elle aussi. Apparemment, les architectes étaient fanas de cette couleur.
***
Trois quart d'heure plus tard, me voici de nouveau avec vous, chers auditeurs.
Avec autant d'efforts physiques, j'aurais fini sur les rotules si la gravité n'avait pas mystérieusement diminué, au fil de ma descente... Petit à petit, les constantes en oxygène et en azote se sont rapprochées de ce que je pouvais tolérer, alors j'ai enlevé mon casque pour les toutes dernières marches.
La porte de lumière rouge se trouve devant moi. Un vent glacé vient me lécher les joues, ce qui est encore plus zarbi maintenant que je suis plusieurs mètres sous la surface, mais peu importe : ce n'est plus le moment de se poser des questions. Autant profiter du spectacle.
Odeur de pierres anciennes et de sable gelé.
Je grignote une barre aux lentilles tout en franchissant la porte et une sorte de grande pièce carrée, encore éclairée de rouge, m'accueille. Quatre piliers sont disposés au centre. Eux et les murs alentours sont couverts de symboles, de dessins. Je reconnais de vieilles écritures, du Solaire je crois ? Il y a aussi des caractères Xiens, de l'Eruthoen, du cunéiforme Lar, des glyphes proto-Sitriens, et des douzaines d'autres signes que je n'arrive pas à identifier, malgré mon bagage en la matière.
La salle au quatre piliers n'est pas isolée. D'autres se succèdent, toujours sur le même modèle, avec une lumière tamisée et des gribouillis plein les murs. C'est un labyrinthe sans fin de figures et de mots. A croire que je suis tombée sur la très vieille bibliothèque d'un linguiste.
Le vent glacé est toujours avec moi. Et si j'essayais de remonter jusqu'à sa source ?***
J'ai passé plusieurs heures à tourner dans les souterrains de la Main. J'ai eu beau faire des pauses de temps à autre, je suis quand même crevée. J'ai perdu l'habitude de ce genre d'excursions... Si Pili était là, avec des genoux en bon état, je suis certaine qu'il me proposerait de jouer les porteurs.
C'est qu'il commence à me manquer, ce gros balourd de batracien. L'espace, c'est grisant tout seul, mais c'est quand même mieux à deux.
Oh ! Juste au moment où je pensais me poser, j'aperçois du changement : La salle suivante a l'air complètement différente. Elle est ronde, beaucoup moins éclairée que le reste du labyrinthe. Il n'y a aucun pilier en son centre, juste une sorte d'autel, avec une... Misère de misère. Une boule. Avec un œil rouge au milieu. Et la voix, cette fichue voix dans ma tête, la voilà qui revient.
"Écoutez les enfants de l'Atlas".
Ben tiens. Est-ce que je donne l'impression de n'avoir rien d'autre à foutre ? Vous voulez pas emmerder d'autres voyageurs que moi, qui n'ont pas déjà un boulot, par exemple ?
Cette histoire commence à me courir sur le haricot, mais si en plus Pili m'entraîne là où ces chieurs m'attendent...! Je suis pas sortie de l'auberge.
Sur son espèce de promontoire, la boule est en rotation lente. Elle vibre et ronronne, comme des moteurs en chauffe. Quand elle se tourne vers moi, on dirait vraiment qu'elle me regarde. "Suivez la voie de l'Atlas".
Je ne vais pas laisser ce truc me ficher les jetons.
Cette fois, je me retiens d'y mettre un coup de laser. À défaut d'avoir retrouvé Pili, l'œil est le seul machin qui ressemble à quelque chose de vivant.
La salle ronde est un cul-de-sac. Autrement dit, je suis bonne pour me retaper tout le chemin en sens inverse...
"...voie de l'Atlas".
Ok. T'as qu'à m'indiquer une direction, qu'on en finisse ! Je vais la suivre, ta voie de l'Atlas.
Je sais ce que vous pensez, chers auditeurs. Je perds pas la boule, rassurez vous. Je sais que ce truc n'est pas vivant, je suis pas idiote. Je ne la laisserai pas me mener par le bout du nez.
Seulement, quand je tape dessus, ça ressemble à une coque de carbone tissé. C'est de l'ancien, mais de l'ancien fabriqué par l'homme. Et ça me "parle", en tout cas ça essaie de communiquer. Peut-être qu'il y a quelque chose à en tirer. Peut-être que c'est un vieil enregistrement et que des collectionneurs seraient contents de payer pour l'entendre ?
Encore faudrait-il que je remonte la boule jusqu'au cargo.
Je sens que ça va être une épreuve difficile, mais Cassy, t'es pas du genre à te laisser abattre, hein. Allez, fais un essai, porte-la au moins jusqu'à l'entrée de la salle, pour voir.
"T'approche pas de ce truc."
Nom d'un soleil.
"Pili ?"
"Oui. Recule. Contre le mur."
"Putain, Pili, je t'ai cherché partout..."
"Pose ton canon par terre."
"Euh, d'accord. T'as l'air... t'as l'air d'aller bien, on dirait. T'as mis du sang partout, à l'usine. Je croyais que t'étais blessé."
"Qu'est-ce que tu sais sur l'Atlas ?"
"Pas grand chose..."
"Développe."
"Tu voudrais pas braquer ton flingue ailleurs que sur moi ?"
"Tu vas répondre, ensuite on verra."*** Fin enregistrement ***
Cassy - DU. 17-1301 - T°C : 32,6° C (ext.) - Loc. : Triirasefli, système Oibosolumill (Euclide)

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Echos stellaires
Science FictionJournal de bord de Cassy, une baroudeuse de l'espace qui vient de se crasher sur une planète inconnue. Ill. de couverture : Lars Kristensen