Sanctuaire

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Après la pause déjeuner vient le cours d'arts plastique, qui me fait l'effet d'un rêve après un long cauchemar. Située tout au bout du bâtiment, la salle est éclairée grâce à de grandes fenêtres orientées plein sud. Comme le soleil ne brille pas beaucoup par ici, la pièce est aménagée de façon à recevoir le maximum de lumière. Elle est poussiéreuse, mais on a l'impression qu'il s'agit de poussière propre. Le sol est maculé de taches de peinture séchée, les murs sont tapissés de croquis représentant des ados tourmentés et des chiots grassouillets, et les étagères croulent sous les poteries en argile. Une radio est branchée sur ma station préférée. Monsieur Freeman est très laid. Avec son corps de sauterelle décatie, il me fait penser à un artiste de cirque perché sur des échasses. Son nez à l'air d'une carte de crédit plantée entre ses deux yeux. Toutefois, il nous accueille en souriant. Il est penché au-dessus d'un tour de potier, les mains couverte de glaise. 

Monsieur Freeman : Soyez les bienvenus dans le seul cours qui vous apprendra à survivre...Bienvenue en arts plastique.

Je m'assieds à une table près de son bureau. Ivy est là aussi. Elle s'installe à côté de la porte. Je n'arrête pas de la fixer pour qu'elle se tourne vers moi. C'est généralement ce qui se passe dans les films : les gens sentent qu'on les regarde, et ils n'ont plus qu'à se retourner et à engager la conversation. Soit Ivy est entourée d'un champ de force hyper résistant, soit la puissance de mes yeux laser laisse à désirer...En tout cas, elle ne se tourne pas. J'aimerais bien m'asseoir à côté d'elle. Elle s'y connait, elle, en art. 

Monsieur Freeman arrête son tour de potier et attrape un bout de craie sans prendre le temps de se laver les mains. "L'ÂME" ,écrit-il au tableau. L'argile zèbre le mot comme une traînée de sang séché.

Monsieur Freeman : C'est ici que vous découvrirez votre âme, si vous en avez le courage. Ici que vous effleurerez cette partie de vous-même que vous n'avez encore jamais osé regarder en face. N'attendez pas de moi que je vous apprenne à dessiner un visage. Demandez-moi plutôt de vous aider à ressentir le vent. 

Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Tout le monde manifeste sa stupéfaction en haussant les sourcils. Ce type est bizarre. C'est sûr, il ne peut pas passer à côté de notre étonnement, et je parie qu'il sait exactement ce qu'on est tous en train de penser. Mais il continue son petit discours malgré tout. Il nous explique qu'on sortira du lycée avec un diplôme attestant notre capacité à lire, à écrire et à compter, parce qu'on aura passé un bon million d'heures à se fourrer tout ça dans le crâne. ( J'émettrais volontiers une objection su ce point.)

Monsieur Freeman : Pourquoi ne consacrerait-on pas autant de temps au activités artistiques : la peinture, la sculpture, le fusain, les pastels, les huiles ?? Les mots et les chiffres auraient-ils plus d'importance que les images ?? Qui en à décidé ainsi ?? L'algèbre a-t-elle le pouvoir de vous faire pleurer d'émotion ?? (Des mains se lèvent ; certains n'ont pas encore assimilé le concept de question rhétorique.) Les pronoms peuvent-ils exprimer les sentiments enfouis dans votre cœur ?? Si vous ne vous initiez pas maintenant à l'art, un jour vous ne saurez plus comment respirer !!

Il enchaîne. Pour quelqu'un qui remet en question les valeur des mots, il sait drôlement bien les manier. Je perds le fil quelque instants et tends de nouveau l'oreille en le voyant soulever un énorme globe terrestre amputé d'une bonne part de l'hémisphère Nord.

Monsieur Freeman : Quelqu'un peut-il me dire ce que c'est ??

??? : Un planisphère ?? risque une voix dans le fond de la classe.

Monsieur Freeman lève les yeux au ciel.

??? : C'était peut-être une sculpture de grande valeur qu'un élève à fait tomber et qu'il à été obligé de rembourser pour obtenir son diplôme...?? 

Monsieur Freeman : -Soupire- Aucune imagination. Quel âge avez-vous ?? Treize, quatorze ans  Et ils ont déjà réussi à étouffer votre créativité !! C'est un vieux globe terrestre que je prêtais à mes filles pour qu'elles jouent au ballon dans mon atelier quand il pleuvait trop pour les laisser sortir. Un jour, le pied de Jenny a transpercé le Texas et les Etats-Unis on sombré dans la mer. Et voilà !! Cette boule abîmé pourrait servir à exprimer des images extrêmement fortes, on pourrait par exemple la représenter avec des gens courant dans tout les sens parce qu'ils ne veulent pas tomber dans le trou tandis qu'un chien au museau humide serait en train de mâchouiller l'Alaska. Les possibilités sont infinies. Il y en a presque trop, en fait, et elles méritent que vous vous y attardiez.

Euh...Pardon ?

Monsieur Freeman : Vous allez tous piocher un papier dans le globe.

Il fait le tour de la pièce pour que chacun choisisse un morceau de papier rouge dans le ventre de la Terre.

Monsieur Freeman : Sur ce papier, vous trouverez un mot, le nom d'une chose. J'espère qu'il vous plaira. Vous passerez le restant de l'année à transformer ce mot en objet d'art. Vous le sculpterez. Vous le dessinerez, le façonnerez en papier mâché, le graverez. Si le prof d'informatique consent à m'adresser la parole cette année, vous pourrez utiliser sa salle pour vous initier à la conception assistée par ordinateur. Mais il y a  une difficulté : d'ici à la fin de l'année, vous devrez trouver le moyen de faire dire quelque chose à votre objet, de lui faire exprimer une émotion, de faire en sorte qu'il parle à tous ceux qui le regarderont.

Quelques grognements s'élèvent dans la classe. Mon estomac chavire. Est-ce vraiment ce qu'il attend de nous ?? Ça semble trop beau pour être vrai. Il s'immobilise devant ma table. Je plonge ma main tout au fond du globe et attrape un bout de papier. "Arbre." Arbre ?? Trop facile. Je sais dessiner des arbres depuis le CE1. Je tends la main pour piocher un autre mot. Monsieur Freeman secoue la tête.

Monsieur Freeman : Tut-tut-tut...C'est ton destin que tu viens de choisir, tu ne peux pas revenir en arrière.

Il tire le seau plein d'argile placé sous le tour de potier, en sort des boules grosses comme le poing, qu'il lance à chacun de nous. Puis il monte le son de la radio et se met à rire.

Monsieur Freeman : Bienvenue à bord !!


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