Chapitre 1

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Combien de temps, depuis que sa mère avait été tuée ? Des décennies, lui semblait-il. C'est impressionnant la manière dont le temps semble s'étendre lorsque la douleur vous ronge jusqu'à vous mettre en pièce intérieurement. En réalité, cela faisait à peine une semaine. Non seulement elle avait compté les jours, mais on pouvait aussi voir cela à l'état de la tombe, flamboyante de fleurs, comme si l'enterrement avait eu lieu la veille. Il est rare que les pierres sur lesquelles sont inscrits les noms des gens que nous aimons restent ainsi décorées plus d'un mois. Au bout d'un certain temps, la vie reprend. Il reste une cicatrice, que personne ne peut voir, mais qui se fait ressentir. Chaque action entreprise est bien plus dure, hantée par le souvenir d'une personne disparue. Sa mère faisait à manger. Depuis une semaine qu'elle a appris à cuisiner sans en avoir le choix, elle n'a jamais préparé un plat sans être assaillie par le souvenir de sa mère, une bibliothécaire brune aux yeux aussi noirs que le charbon mais aussi chaleureux qu'un feu de cheminée.

Sa maison était à quelques kilomètres de la bibliothèque du royaume. Tous les matins, sa mère partait avec Ruby, sa jument, pour aller travailler. Ruby... La jeune fille débrouillarde de seize ans qu'était Kaynaline avait eu tellement mal quand elle avait été forcée de la vendre. Cette vente était d'ailleurs la dernière rentrée d'argent qu'elle avait eue. Qu'allait-elle faire une fois les trois écus qu'il lui restait dépensés ? Il fallait qu'elle trouve un travail, et vite. Elle avait pensé à se proposer à la bibliothèque, pour remplacer sa mère. Mais si sa mère avait été tuée, c'était justement à cause d'une histoire en rapport avec son travail, et Kaynaline avait la rage de vivre, malgré tout. Cette option fut donc rapidement écartée. Le fait que la petite chaumière où vivait la jeune fille se trouvait en autarcie dans le Désert Central, à deux kilomètres du village le plus proche, constituait aussi un énorme problème, surtout sans Ruby. En effet, cela obligeait la jeune fille à escalader un grand nombre de dunes de sables, ce qui donnait l'impression d'un désert sans fin et était plutôt démoralisant.

C'était avec très peu de conviction que Kaynaline se rendit à ce village, Turdi, pour y acheter à manger. Le pays était asséché depuis plusieurs siècles, de telle sorte que la seule nourriture provenait des récoltes des Montagnards, un peuple vivant dans la montagne. C'était d'ailleurs le seul endroit où la terre était encore fertile, et les paysans étaient de ce fait exploités par l'entièreté du royaume. Le prix des aliments était donc extrêmement élevé, et peu étaient ceux qui mangeaient à leur faim dans la contrée.

Si Kaynaline détestait aller à Turdi, c'était pour plusieurs raisons. Il y avait deux kilomètres à parcourir sous une chaleur insoutenable, certes, mais il y avait autre chose. On ne pouvait pas dire que sa famille ait fait preuve de discrétion, ce qui avait engendré maintes rumeurs à son sujet. Lorsqu'elle passait dans les rues, il lui arrivait de surprendre des regards en coin, des discussions ou encore des remarques.

« C'est la fille du Chasseur et de la bibliothécaire ! Il paraît que ses parents décédés viennent lui parler la nuit, c'est flippant »

«-Si son père était Chasseur, sera-t-elle Chasseresse ?

-Mais non idiot, c'est un gène qui ne se transmet que de père en fils »

« Sa mère a été assassinée, si tu veux mon avis, elle a mis son nez dans des affaires qui ne la regardaient pas »

Et cela durait depuis toujours. Son père était un Chasseur, c'est-à-dire un homme au service du roi chargé de chasser les menaces présentes au sein du royaume. Mais ces « menaces » étaient plutôt particulières. En effet, il s'agissait d'êtres surnaturels tels que les loups-garous, les sorciers ou encore les vampires. Il existait douze Chasseurs dans le royaume, c'est pourquoi le fait que son père ait vécu quelques années ici est resté dans les potins du village, et les gens aimaient imaginer ses missions, deviner ce qu'il avait fait la veille en fonction de son heure de retour... Les Chasseurs étaient considérés comme des héros, et si la chaumière de la petite famille était à l'écart de toute autre forme de vie, c'était dans le but d'avoir un minimum d'intimité.

Seulement, son père était décédé lors d'une mission alors que Kaynaline n'avait que quatre ans. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle elle avait très peu de souvenirs de lui. De plus, il y avait un problème, un très gros problème même. Depuis toujours, les Chasseurs avaient toujours été au nombre de douze : lors du décès de l'un d'eux, son fils prenait le relais, maintenant ainsi le nombre stable. Si le Chasseur n'avait pas de fils, un frère ou même un cousin dans les cas extrêmes, se trouvait octroyer les dons du membre de sa famille décédé.

Or, depuis la mort de Ren, le père de Kaynaline, aucun douzième Chasseur n'était apparu. Ils étaient donc actuellement au nombre de onze. C'était une anomalie qui ne s'était jamais produite auparavant, ce qui avait le don d'attiser encore plus la curiosité de la population.

Et pour couronner le tout, sa mère s'était faite assassinée par un collègue de son père il y a une semaine. Les Chasseurs ne tuaient pas une humaine sans raison, donc sa mère devait en effet s'être mêlée de choses qui ne la regardaient pas. Et Kaynaline pensait que c'était en rapport avec cette clé, qui avait appartenue à son père, et que sa mère ne cessait d'emmener à la bibliothèque en partant au travail. Kaynaline l'avait observée, et chaque fois que sa mère prenait la clé sur le bureau, elle regardait autour d'elle d'un air paniqué avant de la cacher sous son manteau et de partir. D'après ce qu'avait compris Kaynaline, cette clé était le symbole de l'appartenance de son père aux Chasseurs. Et elle aurait dû appartenir au Chasseur lui succédant, maintenant. Or, n'ayant pas de successeurs, la clé n'avait pas de propriétaire.Étant donné que Kaynaline était le dernier membre vivant de la famille, elle était théoriquement en sa possession, du moins temporairement. Malheureusement, son père restait très discret sur son métier, n'en parlait jamais, et sa mère n'avait rien dit de ses manigances à sa fille. Ainsi, Kaynaline n'avait aucune idée de ce à quoi cette clé pouvait bien servir et ce qu'elle était censée ouvrir.

Le fil de ses pensées fut interrompu lorsqu'elle parvint au niveau de la boutique de fruits et légumes de Madame Paolo. La viande était un met disparu depuis longtemps, les animaux se faisant de plus en plus rares, ne restaient donc que ce genre de boutiques dans les différents villages et villes du royaume. Visiblement, la livraison avait dû avoir lieu peu de temps avant puisqu'il y avait plus de trois sortes de fruits différents sur l'étalage. Trois poires, deux courgettes, cinq tomates et huit pommes de terre. Tous les gens du village ne devraient pas tarder à venir s'arracher ces mets recherchés dès qu'ils seront informés du nouvel arrivage. Profitant de l'aubaine qui se présentait à elle, elle choisit une poire et une pomme de terre, en espérant que ces deux aliments lui suffiront à tenir deux jours. Deux jours. C'est le temps qu'il lui restait pour trouver un travail si elle voulait continuer à se nourrir dans des conditions acceptables.

La nourriture se faisait décidément de plus en plus rare. Les habitants du royaume ressemblaient tous à des morts-vivants. Elle comprise. Ils ressemblaient à des squelettes ambulants attendant avec impatience le jour où ils pourraient manger à leur faim. Il n'était pas rare que des gens meurent de faim, c'était même quelque chose de très fréquent. Dans les villages voisins, les gens s'entre-tuaient pour manger. Heureusement, Turdi était un village réputé pour la solidarité de ses habitants. En effet, lorsque l'un des villageois était aux portes de la mort, tous les habitants du village lui donnaient un fruit ou un légume acheté de leurs propres soins. Le mourant avait ainsi droit à un repas de rêve, qui le sortait de sa souffrance pendant un temps. Peu importe si la personne était inconnue de tout le village, si c'était un nouvel arrivant ou un nomade. Mais une fois cet acte de solidarité effectué, la routine reprenait et tout redevenait normal.

Sa famille a toujours donné un légume et un fruit comme la tradition l'exigeait, même si elle vivait en autarcie. Ils étaient aussi des membres de ce village. Enfin... Ses parents l'avaient étés, elle l'était toujours. En revanche, jamais sa famille n'avait été dans le besoin. Son père étant un agent du royaume haut-placé, la nourriture ne leur avait jamais fait défaut. Ils ne pouvaient pas se préparer des repas de rêves, ils avaient toujours faim, mais ils consommaient un peu plus que la plupart des habitants du royaume. Ils étaient des habitants quelques peu privilégiés. Mais c'était fini. De la même manière que tout le monde ici, elle allait désormais devoir manger des portions misérables.

Madame Paolo regardait la jeune fille d'un regard étrange, au moment où celle-ci lui tendit ses trois écus. Kaynaline n'aurait su dire si c'était de l'empathie ou de la méfiance.

Aiglorina ~ Les trois artefactsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant