Chapitre 5

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Kaynaline n'avait jamais été une fille acerbe et haineuse. Au contraire, elle était plutôt le genre de personne à aborder les gens avec gentillesse et jovialité, accordant sa confiance à qui en voulait bien. Cette sensation qu'elle avait éprouvé à la vue de ce petit corps innocent lui était donc totalement inconnue. Elle s'était réfugiée dans la pièce où elle s'était réveillée, c'est-à-dire loin de la petite fille.

Paniquée, elle se prit la tête dans les mains et se laissa glisser contre le mur, se questionnant sur la provenance de cette étrange et malsaine vague d'émotions, qui avait surgi de manière si impromptue qu'elle en était encore sous le choc. Au moment où elle avait vu cette fille, c'était comme si chaque cellule de son corps désirait sa mort. Cela lui rappelait vaguement quelque chose... D'un coup, la lumière se fit dans son esprit. Quand elle était toute petite, son père lui avait expliqué différentes choses à propos de son métier. Des choses dont il n'avait certainement pas le droit de parler, d'ailleurs. Comment les habitants de ce royaume verraient-ils les Chasseurs s'ils savaient ce qui les poussait vraiment à tuer ?

En effet, ce qui poussait les Chasseurs à assassiner sans le moindre remord les êtres surnaturels ce n'était pas la préoccupation d'un peuple menacé, mais rien de moins qu'une folie meurtrière. Chez les débutants, il arrivait parfois qu'ils n'arrivent pas à la contrôler, et ils étaient dans ces cas-là à l'origine de meurtres de masse. Le père de Kaynaline lui avait expliqué et décrit cette sensation en même temps horrible, mais qui lui permettait de faire son métier sans aucun regret.

Et là, maintenant, tout de suite, Kaynaline saisissait vraiment le sens de « horrible ». Tout son corps était en état de choc. Elle sentait la sueur couler dans son cou, ses mains étaient moites et tremblantes, tout comme le reste de son corps qui semblait aussi fébrile et léger qu'une plume au vent. Sa tête tournait et sa respiration avait commencé à accélérer. Respirer calmement. Il fallait qu'elle respire calmement. Après quelques minutes de concentration intense, elle finit par réussir à se calmer. Le Voyageur vint dans l'encadrement de la porte. Lorsqu'il l'aperçut, il ouvrit des yeux de merlan frit et s'écria :

« Kaynaline ! T'es aussi blanche que mon linge de cuisine ! Ça va ? »

Reprenant un peu de contenance, la jeune fille parvint à se lever et à lui faire face, en laissant toutefois accidentellement des signes trahir son état de faiblesse. Le Voyageur sembla faire comme s'il n'avait rien remarqué et se redirigea vers l'autre pièce, où se trouvait la fillette.

Surmontant son appréhension, Kaynaline lui emboîta le pas. Arrivée à l'entrée de la pièce, elle estima qu'il était mieux qu'elle reste ici et qu'elle observe de loin la scène. Son grand-père de cœur était penché sur la jeune fille avec un air très préoccupé sur le visage, que l'orpheline lui avait rarement connu. Sa colère revint de plus belle. Avec quelques difficultés, Kaynaline réussit à garder son calme. Elle ne parvenait pas à empêcher cette sensation, mais elle parvint tout de même à en faire abstraction pendant un certain temps.

-Elle ne va pas bien ?

-Je n'ai jamais vu un état de dénutrition et de déshydratation aussi avancé. C'est à peine si j'arrive à comprendre comment elle peut encore être en vie.

En y regardant d'un peu plus près, il est vrai que la fillette n'avait que de la peau sur les os. Ses jambes avaient l'aspect de vieilles branches qu'il était possible de casser d'un simple coup de pied et son visage n'était qu'une succession de creux et de bosses. Le fait de remarquer ceci dissipa d'un coup la colère et la haine de Kaynaline, pour laisser place à l'empathie et la compassion.

Tout d'un coup, c'est comme si un voile obscur s'était ôté de la vision de cette dernière. Comment avait-elle pu autant détester un être si fragile et si mal en point ? Alors, elle décida de faire quelque chose qu'elle n'aurait jamais fait cinq minutes avant.

Elle sortit dehors paniquée, avant de crier haut et fort afin que tout le monde puisse l'entendre :

« CAS DE DÉNUTRITION CRITIQUE ! CAS DE DÉNUTRITION CRITIQUE ! »

Alors, les habitants du village sortirent tous de leurs foyers un par un, se passant le mot de sorte à ce que tout le village fut bientôt devant la porte du Voyageur avec un fruit à la main.

C'était la fin de l'après-midi, et pourtant, tout le village de Turdi était en effervescence. Les habitants s'activaient de tous côtés. Les uns épluchaient les légumes, les autres les faisaient bouillir et enfin d'autres encore disposaient les plats finis au pied du Voyageur qui en nourrissait comme il le pouvait la fillette. Tout le village était là, c'était une tradition. Mais si tout le village était là, où était Deuris et ses amis ? Kaynaline ne les avait pas revu. D'un côté, tant mieux, elle n'en avait pas trop envie. Elle ne se posa donc pas plus de questions sur le sujet.

Bientôt, tous les plats furent prêts, et les habitants rentrèrent chez eux, dans l'attente de nouvelles. Il ne restait plus qu'à attendre que la fille qui devait avoir aux alentours de douze ans se réveille. Le Voyageur n'allait pas pouvoir la nourrir éternellement dans son sommeil, il retournait donc de temps à autre la nourrir, mais ne le faisait pas en continu. Cela n'aurait servi à rien de gaver la fillette.

Plusieurs heures passèrent. La nuit tombait, et au fur et à mesure que le voile nocturne s'épaississait, la tension montait. Bien que Kaynaline eut réussi à contrôler les sentiments inconnus qui l'avaient assaillis, elle les sentait refaire surface avec la fatigue et le stress. Ils revenaient discrètement, sans se faire remarquer, de la même manière que les prédateurs qui s'approchent de leur proie. Si bien qu'à minuit, la jeune fille était à nouveau hantée par cette envie de meurtre injustifiée. Le Voyageur s'était endormi après sa journée éprouvante. Elle était donc la seule encore éveillée dans la maisonnée. Elle s'approcha de la fillette.

Ses longs cheveux blonds s'éparpillaient autour d'elle, formant ainsi une auréole d'ange. Sauf que Kayn en était persuadée, cette fille n'était pas un ange. Si ses joues n'avaient pas été aussi creusées et ses yeux aussi enfoncés, elle aurait pu revêtir des airs de poupée de porcelaine. Alors que Kaynaline détaillait son ennemie minutieusement, elle remarqua du mouvement. Les yeux sous ses paupières avaient bougé, elle en était sûre.

Prise d'un élan de panique, la jeune orpheline se précipita pour aller chercher un couteau dans la cuisine. Si cette fille se réveillait, elle la tuerait elle-même. Quelles étaient ces pensées ? Réalisant soudain ce qu'elle était en train d'entreprendre, Kaynaline tenta de reprendre son sang froid. Avant de la tuer, mieux valait être sûre qu'elle soit une créature surnaturelle. Après tout, si la jeune fille avait vu juste, c'était l'explication logique à ses accès de colère. Malgré qu'elle ne soit pas Chasseresse (ce qui était totalement impossible, les Chasseresses n'avaient jamais existé), Kaynaline pensait qu'il était possible que son père lui ait transmis certains de ses dons. Après tout, rien ni personne n'était encore venu contredire cette théorie.

D'après ce dont elle se rappelait, la seule manière d'identifier un être surnaturel au premier coup d'œil était de regarder ses yeux. Les yeux des vampires étaient rouges sang, ceux des sorciers et sorcières d'un vert surnaturel impossible à retrouver chez des humains, et ceux des loups-garou étaient aussi noirs que la nuit, d'un noir profond qui vous glace jusqu'aux os. Tous émettaient une sorte de lumière surnaturelle, qui les rendait très reconnaissables.

Kaynaline prit donc tout de même le couteau, par sécurité, et s'approcha de la fillette. Elle resta penchée au-dessus d'elle. Elle avait vu juste, le réveil était proche. La jeune fille commençait à s'agiter, à battre des cils, et ses yeux bougeaient sous ses paupières. Inconsciemment, Kaynaline s'était approchée de plus en plus près du visage de la fillette, de telle sorte qu'elle ne se trouvait qu'à quelques centimètres de ce dernier. Soudain, le petit corps reprit vie dans un grande inspiration, et la fille ouvrit les yeux.

Deux grands yeux bleus.

Aiglorina ~ Les trois artefactsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant