Trois tableaux sur le mur du fond, porte d'entrée à gauche, porte de la cuisine à droite.
Dans la pièce, deux ou trois chaises et une table basse, un chevalet près du mur, un berceau près de la porte de la cuisine, un portemanteau près de la porte d'entrée. Au début, elle est déserte. Sur le sol coule un mince drap d'eau, qui enfle au fur et à mesure.
CELIA
(depuis la cuisine)
FELICIEN!! Au secours, on me noie! Ciel, quel déluge! FELICIEE-EE-EENN!!
(entre EMILIEN par la porte du palier)
EMILIEN
Vous avez sonné?
CELIA
(arrive de la cuisine, un seau à la main)
Ce n'est pas vous que j'appelais.
EMILIEN
Vraiment? Navré : depuis mon appartement, je n'entends que les voyelles.
(il contemple le désastre)
Diantre! Pleut-il tant que ça?
CELIA
Il ne s'agit pas de pluie, j'ai dans la cuisine une fuite d'eau grosse comme votre tête. Et puisque vous êtes là, rendez-vous utile!
(elle lui balance le seau et retourne en cuisine)
EMILIEN
Qu'est-ce qui fuit, au juste?
CELIA
(depuis la cuisine)
Si je le savais! J'essayais d'accrocher un cadre, j'ai enfoncé un clou dans le mur et il a explosé comme s'il était gorgé d'eau!
EMILIEN
Une nappe phréatique, peut-être?
CELIA
Vous écopez, dites?
(EMILIEN prend le seau, le remplit, hésite quant à savoir où jeter l'eau, puis la jette sur le palier et recommence)
EMILIEN
(contemplant les tableaux)
Fascinant!
CELIA
Qu'est-ce que vous racontez encore?
EMILIEN
Vos tableaux sur le mur. Vous avez beaucoup de talent. J'aime surtout celui du milieu, ces deux visages drapés de blanc qui s'embrassent. On sent dans les plis houleux des draps la tourmente intérieure de ces deux amants mystérieux, de cet aigle à deux têtes qui semble à la fois, comment dire... s'embrasser et lutter avec lui-même dans sa périlleuse traversée. Deux têtes qui se tordent et luttent et s'embrassent, se dévorent presque, et sont pourtant semblables, liées par cette nappe blanche qui les nimbe toutes deux d'un même nuage...
CELIA
Qu'est-ce qui vous prend? Ce sont "Les Amants", de Magritte! Et ils sont voilés parce que même lorsqu'ils s'embrassent, les amants ne se connaissent pas et se mentent! Mais qu'est-ce qui m'arrive? Voilà que je vous réponds! FELICIEE-EE-EENN!
FELICIEN
(entre par la porte du palier)
Est-ce moi que vous appelez?

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HÔTEL DERRINGER
Historical FictionAutomne/hiver 1940. Londres se recroqueville sous les bombardements de l'aviation allemande: c'est le Blitz. La ville est partiellement détruite, les foules se massent et s'enterrent dans les stations de métro : celui que les Londoniens appellent...