SOSE, EMILIEN
Un corridor bleuâtre. Même disposition que sur les autres paliers. La lumière vacille.
Un buste sur pilier, aux contours très flous, presque sans visage.
Un grondement sourd, mêlé de sons de trompette ou de saxophone, résonne derrière les murs branlants.
SOSE erre seul dans le corridor, guettant quelque chose.
SOSE
Allons, sors! Montre-toi! C'est la fin, cette fois, microbe, est-ce que tu entends? Tu peux bien t'agiter tout ton saoul et faire vrombir les murs, tu ne m'échapperas pas! Il y a du monde à chaque étage, Odradek! A chaque étage! Seuls les rats quittent le navire, Odradek! Les rats, tu entends? Odradek!
(EMILIEN sort de chez lui en trombe)
EMILIEN
Quentin, c'est vous qui faites tout ce tintamarre?
SOSE
C'est Odradek, parbleu! Il sait que l'heure approche où je lui mettrai le grappin dessus! Il cherche à nous intimider, le petit monstre, en faisant un vacarme de tous les diables derrière les murs, mais il sait qu'il ne s'en tirera pas, cette fois!
EMILIEN
Vous perdez la boussole, Quentin! Depuis quand les mygales font-elles trembler les masures?
(un grondement lourd de sens lui répond)
Enfin, remarquez... en Allemagne, peut-être...
(le grondement s'amplifie)
Les Allemands!
SOSE
Les chevaux! La cavalerie—ce sont eux qui font tout ce boucan! Ils ont traversé la mer pour venir jusqu'à nous! Ecoutez-les, ils sont juste là-derrière!
(il se met à frapper les murs de sa canne)
Ils ont traversé la mer! Hé ho, entendez-vous? Nous sommes à l'intérieur, à l'intérieur, entendez-vous? De l'autre côté du mur! Est-ce que vous entendez? Capitaine! Capitaine! Capitaine!
(il s'agrippe au mur et s'immobilise, laissant tomber sa canne)
EMILIEN
Quentin? Quentin, vous êtes avec nous?
SOSE
Ils sombrent. Ils sombrent, Emilien. Odradek les entraîne par le fond. Il n'est rien que nous puissions faire. Mais peut-être n'y a-t-il rien derrière ces murs, après tout. Peut-être perdons-nous la raison.
(il chancelle)
Souvenez-vous, souvenez-vous du poème: "J'ai sommeil, et déjà les algues visqueuses s'enroulent autour de moi."
(dans un grondement énorme qui fait trembler tous les murs, SOSE s'effondre)
EMILIEN
Quentin!
(il se précipite sur lui)
Quentin, reprenez-vous, bon sang! S'il y a un Capitaine ici, c'est bien vous! Vous m'entendez?
(son de trompette fantômatique: arrive M. TROMPETTE par les escaliers)
La lumière vacille.
M. TROMPETTE entre avec le chandelier à la main et un cercueil sous le bras. Il pose le cercueil et le chandelier au sol puis, avec l'aide d'EMILIEN, place SOSE inerte dans le cercueil et cale le chandelier dans un coin. Après quoi, ensemble, M. TROMPETTE et EMILIEN soulèvent le cercueil, l'un par devant, l'autre par derrière, et ils l'emportent dans les escaliers à travers un épouvantable fracas.

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HÔTEL DERRINGER
Historical FictionAutomne/hiver 1940. Londres se recroqueville sous les bombardements de l'aviation allemande: c'est le Blitz. La ville est partiellement détruite, les foules se massent et s'enterrent dans les stations de métro : celui que les Londoniens appellent...