Chapitre 5

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La « Tanière » (voix de Mrs. Stone)

Je suis archi gênée.

Je me suis fait cramer en train d'assaisonner mon fils à coup de jurons. En plus c'est un gosse qui m'a vue !

Franchement il m'a paru un peu dérangé les premières fois que je l'ai vu mais c'est un regard étrangement mature qui s'est braqué sur moi tout à l'heure. Il m'a vraiment fait flipper !

Le pire c'est qu'il a l'air aussi conscient que moi de la bizarrerie de la situation !

On est dans un village de fous, on est tous fous et moi aussi je suis folle. Et ça empire au fil du temps. Notre raison s'effrite peu à peu, et on ne va pas tarder à se retrouver dans des grottes à taper des pierres pour faire du feu. Et puis ça veut dire quoi : « quand le fou aura par deux fois chanté dans l'année » ? Les seuls fous ici c'est nous et on ne sait pas chanter autre chose que l'hymne national.

On en reparlera quand Fred en aura amenés d'autres de Northland pour comprendre cette chanson psalmodiée dans les plus étranges circonstances.

Mais déjà j'entends des bruits dans le couloir. Et soudain, contre toute attente, Fred surgit en hurlant :

- Le pont est détruit !

Il disait cela comme si l'apocalypse était annoncée pour les prochaines heures. Ses yeux étaient révulsés.

- Comment cela, il est détruit ? lui répondis-je.

- Je n'en sais rien ! on n'en voit même pas les décombres au fond de la Falaise. Quand je suis arrivé, la distance entre les deux bords était cent fois plus grande que d'habitude. On ne distinguait pas l'autre côté. Et, près de la mer, des nuées d'oiseaux blancs étaient arrivées.

Des nuées d'oiseaux blancs !

Normalement leur migration ne passe par ici qu'en été. Etrange.

Je regarde sur ma gauche et je vois les deux enfants qui ont l'air complètement à l'ouest !

C'est vrai après tout, ils n'ont pas connaissance de l'importance du pont ni de la bizarrerie de ces migrations anticipées. J'invite Fred à prévenir les autres et lui dit qu'on va le rejoindre. Les garçons ne se font pas prier et enfilent les chaussures que l'on a mis à leur disposition et me suivent à travers le village. Je suis impressionnée par l'énergie nouvelle du gosse mystérieux. Je ne connais pas son nom mais je décide que maintenant, on l'appelle Robert, c'est-à-dire Bob. Je demande à Bob son avis et il approuve tout à fait son nouveau prénom.

Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens détendue. Les relations que j'ai avec les enfants ont changé du tout au tout. Je me sens différente, comme métamorphosée intérieurement.

Mais bon, fermons la parenthèse.

Arrivés devant les autres adultes, la première chose que je déclare c'est : « il s'appelle Bob » ! Je leur explique et cela convient à tout le monde. Mais maintenant, il faut parler des choses sérieuses. La disparition du pont m'était totalement sortie de la tête. C'est cette dernière chose qui occupe la majorité de la discussion.

Notre conclusion est une chute pure et simple due à l'érosion des matériaux composant le pont.

Mais un problème se pose toujours : Fred jure sur sa vie que les ruines du pont n'étaient pas en bas de la Falaise et que la largeur du ravin était supérieure à la normale. M. Curli, d'un air docte, affirme que Fred a dû avoir des hallucinations due à la panique de ne pas voir le pont.

C'est à ce moment que je relève l'évènement des oiseaux.

- Encore une hallucination. déclare M. Curli, fier de sa théorie.

Mais au moment où Fred s'apprête à l'étrangler, M. Curli change d'avis et dit :

- Allons voir, nous serons fixés.

- Mouai mouai, ronchonne Fred en relâchant ses mains du cou du docteur.

Aussitôt dit, aussitôt fait et nous voilà en direction de la Falaise.

Et là, des centaines, des milliers d'oiseaux blancs et bleu sur les berges. Et jetant un coup d'œil, on voyait le fond du ravin totalement vide, mis à part un fin filet d'eau. La distance entre les deux bords est bien supérieure à d'habitude.

Le doc devient tout rouge sous le regard accusateur de Fred. Il fait semblant de s'éponger le front avec sa manche bien qu'il fasse 2°C au maximum.

- Des fous de bassans à pieds bleus, déclare–t-il tel un ornithologue, plein de fous de bassans...

Ce mot me choque, des FOUS de bassans ! Des FOUS !

Et c'est la deuxième fois qu'ils viennent dans l'année ! Voilà de quoi parlait la chanson. « Lorsque le fou aura par deux fois chanté dans l'année ». Elle parlait d'oiseaux et non d'humains un peu dérangés !

Je m'apprête à faire part de mes déductions aux autres quand soudain, les satanés volatiles dressent leur ailes et leur cou vers le ciel, entament un chant funèbre.

La Contrée des BrumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant