Chapitre 1

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Il y a des chamanes qui vous racontent qu'ils se sont sentis différents dès l'adolescence. Moi aussi, mais pour une raison banale : j'étais grosse et pleine de boutons. D'autres ont eu, très jeunes, une prémonition de leur problème. Moi aussi j'en avais, des problèmes : pas de fric, pas d'avenir, une mère chômeuse alcoolique qui me traitait comme sa bonne et un frère dealer qui me prenait pour un punching-ball. Mais les vrais ennuis commencèrent en ce samedi d'août, peu de temps après mon seizième anniversaire. Je rentrais chez moi chargée de sacs de courses, sous la pluie. On avait eu un été pourri à Maubeuge cette année-là. Je venais d'avoir mon bac avec deux ans d'avance et je m'ennuyais comme un rat mort.

Après être passée par la pharmacie prendre les médocs de ma maman, je traversai la rue jusqu'au bureau de tabac pour acheter ses clopes. Je me pris aussi deux barres de Mars et aperçus un carton de Harlequins en solde. J'en choisis un pour moi. D'après la description, au dos, il racontait l'histoire d'une institutrice kidnappée par le chef d'une bande de motards. La queue à la caisse traînait en longueur et j'entamai mon roman en attendant mon tour. La petite boutique, ses magazines et ses présentoirs de Loto s'évanouirent dans le néant. J'étais face à un type splendide sur une moto noire dans une rue sombre. Il me fit un sourire empli de mystère...

La sonnerie de mon vieux téléphone me ramena à la réalité.

— Allô ?

La voix gorgée de tabac de Stéphane, le président de notre petite association d'archéologues amateurs, vibra à mon oreille :

— Salut, Camille. On a reçu toutes les autorisations pour la crypte Saint Paul.

Le nom me disait vaguement quelque chose. Nous avions soumis plusieurs projets de fouilles à la Mairie, plus c'était plus de six mois auparavant.

— C'est quoi, déjà ?

— Tu sais, la crypte romane dans l'ancienne usine Chassoin.

L'endroit ne souleva pas mon enthousiasme.

— Ah ouais, je me rappelle.

— Il y a même un gars qui serait prêt à nous filer un peu de thune pour le matos. Un mécénat local ou un truc comme ça. On verra demain. Rendez-vous à l'arrêt de bus, rue Chassoin à neuf heures.

Je raccrochai, un peu mal à l'aise. Depuis sa fermeture, dans les années 80, l'usine, construite sur le site de l'Abbaye d'Avesne, était à l'abandon : l'une de ces friches industrielles qui parsèmaient les paysages du Nord. Les rares fois où j'étais passée à proximité, l'endroit m'avait donné la chair de poule. Enfant, je croyais qu'un fantôme hantait le terrain vague qui l'entourait. J'y avais éprouvé une sensation indéfinissable, à mi-chemin entre l'ouïe et le toucher, comme lorsque l'on entend le vent siffler à ses oreilles et glisser sur sa peau. Des excès de mon imagination de gosse, me dis-je. Maintenant, j'étais grande et j'allais enfin avoir quelque chose d'intéressant à faire. J'aurais voulu devenir historienne. L'Histoire, flamboyante, épique, romantique, magique... Les Égyptiens, les Celtes et les Vikings étaient quand même plus classe que ma cité HLM, non ? Mais pour ma mère, il n'en était pas question. Des études pour quoi faire? J'étais pas assez snob déjà, à traîner à la bibliothèque et lire des trucs que personne ne comprenait ? Au lieu de vivre chez elle comme à l'hôtel, j'allai enfin me rendre utile en rapportant du fric. Elle me dénicha un job de femme à tout faire chez une mamie grippe-sou. La vieille me payait au black un demi-SMIC par mois, mais je n'en voyais même pas la couleur car elle filait directement l'argent à ma mère. Les deux choses qui m'avaient empêchée de devenir dingue étaient un forum de passionnés d'histoire sur Internet et cette petite association à laquelle j'avais adhéré l'année précédente.

NéosorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant