Un grand bruit me tire du sommeil profond dans lequel j'étais plongé. Je sens que l'on s'agite tout autour de moi; bruissements de vêtement, murmures étouffés, bruits de pas. Les rideaux sont tirés sans ménagement, inondant ainsi la pièce de lumière et me contraignant à sortir entièrement de ma torpeur. J'entrouvre les paupières pour découvrir une multitude de serviteurs en train de s'affairer d'un coin à l'autre de ma chambre. L'ambiance est visiblement survoltée. Ayline, me voyant éveillé, me sourit tendrement et pose deux plateaux repas sur le bord du lit. Elle congédie d'un geste les autres serviteurs qui ont achevé leurs préparatifs, puis passe doucement sa main dans mes cheveux, sans mot dire. Il est en effet coutume pour les servants de ne pas adresser la parole aux futurs époux avant le rite de purification. Elle me dévisage avec un regard attendri et fier, que j'imagine être celui qu'une mère adresserait à son enfant. Je lui souris en retour. L'expression qu'elle affiche maintenant est si douce que l'émotion me prend à la gorge. Je baisse les yeux. Elle s'en va. Qu'aurait dit ma mère à ce moment là? Aurait-elle été heureuse pour moi? Aurait-elle pleuré? M'aurait-elle étreint, se confondant en excuse pour ce geste estimé déplacé pour une reine?
J'aurais tellement aimé qu'elle soit là, pour me soutenir et me prodiguer ses conseils. Elle aurait été une reine et une mère formidable, j'en suis sûr...
D'un seul coup, je me remets dans la peau de celui que j'étais il n'y pas tant d'années de cela. Je repense à tous ces évènements du passé que j'avais jusqu'alors effacé de ma mémoire.
Je me revois petit garçon, me demandant pourquoi je n'avais pas de mère pour veiller sur moi.
Je revois mes longues journées d'ennuis et mes cauchemars d'enfant, mes nuits de terreur, mes cris de détresse et personne pour venir me bercer.
Je me revois hésiter, tremblant, ne sachant pas vers qui me tourner pour obtenir des réponses à mes questions enfantines, ni vers qui chercher du réconfort et de la tendresse.
Je me revois observer depuis ma chambre vide, ou assis, seul, sur les banc des couloirs, ces enfants, ces princes, ces pages, qui jouaient tranquillement aux pieds de leurs mères qui filaient ou lisaient, assises dans leurs grands fauteuils pourpres devant les baies vitrées, ou ailleurs, là-bas, dans les jardins.
Leur monde à eux semblait coloré, et moi je n'étais que monochrome.
Je les enviais. Ce n'était pas que l'on ne voulait pas s'occuper de moi ou que j'étais tout le temps seul, j'avais un maître de leçon et des gens à mon service. Mais tous restaient distants, et je ressentais une certaine crainte respectueuse émanant de ceux qui daignaient me côtoyer, comme s'ils étaient dans l'obligation d'être bienveillants envers moi pour quelque raison que je ne comprenais pas.
Puis, inévitablement, j'ai grandi, mûri, j'ai appris à me débrouiller, je me suis habitué à cette absence et j'ai l'ai progressivement oubliée. Alors que je fêtais mes neuf ans, Ayline est arrivée et est parvenue à combler un peu la perpétuelle sensation de manque qui restait encré dans mon coeur.
Une seule chose n'a jamais changé cependant. Le sentiment de grande solitude que laisse une mère inexistante et un père froid et absent ne disparaît jamais vraiment. Surtout lors d'occasions comme celle-là, un mariage, un anniversaire, un exploit, une réussite, tous ces moments où l'on aimerait se tourner et dire « Alors, tu vois, j'en suis là maintenant! » ou bien « J'ai réussi, regarde! ». On aimerait se sentir fier et valorisé, mais à la place, on ne récolte que de l'indifférence, ou des sourires forcés de gens qui n'en ont rien à faire des accomplissements « du fils du roi », qu'ils imaginent être gâté par une vie doucereuse et pleine d'opulence.
Je ressens un grand vide se creuser dans ma poitrine, et je ne peux rien y faire. J'aimerais avoir la force de caractère d'Arthur. J'aimerais que plus rien ne m'atteigne et cacher mes émotions sous un masque souriant. Mais je suis faible, si faible... Pathétique. Dire qu'un Royaume entier compte sur moi... Je m'interdis d'y penser. Je me saisis d'un morceau de pain, mais la nourriture a un goût amer. Arthur commence à s'agiter à côté de moi. Il articule difficilement ce que je crois être un « bonjour ». Il frotte ses yeux encore endormis en s'asseyant.

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L'Héritier
Novela JuvenilDans une contrée lointaine et dans un temps lointain, vivait un peuple étrange aux traditions toutes aussi particulières. Chaque nouveau siècle, une jeune fille naissait au sein de la famille royale. Celle-ci était appelée l'Héritière et était préde...