9. Io, Salaï

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Salaï... voilà comment je me m'appelle. Ou plutôt, c'est ainsi qu'on me nomme, et peut-être est-ce aussi ainsi que l'histoire se souviendra de moi. Aux yeux de tous, ce surnom a remplacé mon véritable nom, Gian Giacomo Caprotti. Celui qui l'a trouvé, c'est Leonardo di ser Piero Da Vinci, le plus grand artiste, peintre, ingénieur, botaniste, architecte, savant et génie de son temps. Le plus grandiose de tous les hommes. Le plus sous-estimé par ses pairs, aussi. Peut-être parce qu'il ne termine jamais rien, qu'il s'intéresse un jour à une chose et à son contraire la suivante, ou parce que sa tête est bien trop petite pour contenir toute l'activité de son cerveau, toujours est-il que les mécènes ne se pressent pas à sa porte. Certains, peu nombreux et dotés d'un esprit éclairé, s'y risquent. C'est ce qui lui permet de vivre convenablement et de me gâter plus que je ne le mérite.

Je suis « Il Saladino », la progéniture du diable. C'est ainsi qu'il me voit, depuis ce jour où il m'a recueilli. Je m'en souviens comme si c'était hier. J'avais à peine dix ans et je trainais dans les vignes, là où vivait mon père, un homme du peuple et de la terre qui m'a donné l'éducation qu'il a pu. Je ne suis pas un gosse des rues, mais encore moins un noble ou un bourgeois. Seulement un garçon italien essayant de survivre comme il le peut avec la faim, le désir et la jalousie. Du bon côté des murailles de la ville, on trouve les dorures, les palais, les bijoux, les peintures, la richesse, le luxe... Du mien, il y a les collines, le soleil, les nuages, la pluie et la nature... Étais-je à plaindre ? Peut-être, peut-être pas. J'avais un toit. Et pourtant, je ne pouvais qu'envier ceux qui vivaient mieux que moi. Ou plutôt, je les méprisais pour ce qu'ils avaient et ce qu'ils étaient.

Sans trop de repères, j'ai appris à me débrouiller seul et à ne compter sur personne. Ce que je voulais, je le prenais. Ce n'était que justice. Je réparais simplement le fait d'être mal né et de ne pas avoir eu plus de chance lors de ma conception. Et puis, détrousser les autres, cela fait partie de la règle du jeu quand on veut survivre. Celui qui se fait avoir est au moins aussi responsable que celui qui vole. Voire un peu plus. On n'a pas idée d'être stupide à notre époque !

Je m'en fous d'être un sale gosse. Je m'en fous d'être égoïste. Je m'en fous des autres. À mes yeux, ma vie est plus importante que la leur. S'ils étaient à ma place, ils seraient forcément d'accord avec moi. Mais étant à la leur, ils sont persuadés d'avoir bien plus d'importance qu'un petit misérale comme moi...

J'avais dix ans, donc, quand j'ai croisé pour la première fois le regard de cet homme. Il venait sans doute pour honorer une commande à Ludovic Sforza, dit le Maure, maitre de la ville de Milan avant d'en devenir duc. Ce que je savais de ce Leonardo, c'est qu'il était artiste et qu'il possédait les vignes dans lesquelles nous vivions et où mon père travaillait. Le voyant agenouillé avec un crayon et une feuille devant des fleurs, je me suis glissé près de lui, bien décidé à lui faire les poches, et j'ai fait mine de m'intéresser à ce qu'il dessinait. Après tout, ce n'est pas un crime que de donner des leçons aux idiots candides. Et pourtant, ce qui apparaissait sur le papier au fur et à mesure qu'il traçait des trais de sa main gauche me subjugua au point que j'en oubliai de faire ce pour quoi je m'étais approché. Avec tendresse, il m'expliqua son goût de l'observation que lui avait transmise son grand père Antonio, qui lui répétait toujours « Po l'occhio ! Po l'occhio ! ». Ouvre l'œil...

« Dans la nature, tout a toujours une raison. Si tu comprends cette raison, tu n'as plus besoin de l'expérience. »

Comprendre la nature, comprendre la terre, comprendre l'humain. Cet homme se moquait bien de l'argent, de la faim ou du désir. Il ne semblait vivre que pour le savoir, la connaissance et le progrès. Il ne voyait pas le monde tel qu'il était, il l'imaginait tel qu'il pouvait être. Il ne me vit pas comme un simple garnement qui s'approchait avec une idée malsaine derrière la tête, il me prit immédiatement pour un élève à qui enseigner. Le nom d'une plante, la force de l'eau qui s'écoule et son utilité si on arrivait à la dompter, les détails du corps humain, la manière de créer des pigments à partir de tout et de rien... en une après-midi, j'en appris plus qu'en dix ans de vie, simplement en le regardant, en l'observant et en l'écoutant. Avec ses longs cheveux, sa carrure musclée, son nez arrondi, et ses yeux tendres, cet homme dans la force de l'âge était d'une beauté que je n'avais jamais connue avant. Physiquement comme intellectuellement, il semblait être la perfection, le fruit de plusieurs milliers d'années d'attente depuis la naissance d'Adam, le premier homme. Et il se tenait devant moi, me parlant comme un père pouvait le faire avec un fils.

SalaïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant