(lettre d'Alyse d'Astragale à Arthur Delémont, le 11 juillet 1902)
Arthy,
Comme cela me plaît de vous appeller Arthy et vous n'êtes pas là pour me contredire. Et puis... Arthy, Arthur ou Artimon... vous ne m'avez jamais répondu : quelle facette de vous-même préférez-vous ?
Lors de mon voyage en train qui m'amenait à Marseille je pensais à vous, l'infatigable voyageur. Mon périple vous paraîtra si piètre, vous dont les yeux visent toujours le lointain au dessus du regard de vos interlocuteurs.
Mais moi je ne peux cesser de m'étonner. Vous rendez vous compte ? J'ai mis moins de quinze heures pour venir de Paris. Je sais qu'aujourd'hui plus personne ne s'en étonne, et cela aussi m'étonne.
Traverser tant de distance me perturbe, le faire en aussi peu de temps me fait perdre mes repères. Je ne comprends plus l'espace quand mon temps est si déstructuré. Vous me dîtes que je suis trop sensible mais mes sens étaient là décuplés et ce voyage me fut une épreuve.
Les crissements infernaux quand la locomotive commençait à rouler, les pulsations que je ressentais de tout mon corps à chaque à-coup de chaque traverse dépassée, les odeurs de métal chauffé et les funestes bouffées de fumée noire : j'étais persuadée que les vibrations de la locomotive remuaient l'enfer dans ses entrailles.
Dans la voiture, je me prenais à aimer l'air empesté de charbon lorsqu'il masquait les odeurs mêlées de cuir mal tanné, de sueurs rances et d'haleines parfumées au tabac froid. Les bois vernis me semblaient patinés aux frottements de mains crasses. Aux arrêts, je sursautai aux pas du lampiste sur le toit du wagon, au claquement de la trappe lorsqu'il rechargeait la lampe du plafond. La promiscuité m'oppressait, et ma poitrine refusait de partager aussi peu d'air avec cette profusion d'êtres sinistres.
Mais comment faites vous donc pour tant aimer les voyages ?
Sur le quai de la gare Saint-Charles, un homme déployait le trépied de son encombrante machine photographique et ajustait ses plaques de verre. Il photographiait le mécanicien et le chauffeur devant le fourneau de la locomotive, le "gueulard" disaient-ils : ça leur allait aussi bien à eux qu'à l'infernale machine. Ils étaient fiers de ce monstre diabolique qu'il appelait leur grosse C. Et ils n'y voyaient aucune allusion ridicule ! Mais c'est dans la nature des hommes que de s'approprier ce qui gros et bruyant, me fait peur et leur semble les faire paraître supérieurs. Ce trait est typiquement masculin ne croyez-vous pas ?
Vous, échappez-vous à ce caractère? Je souriais en pensant à votre minuscule vestpocket dont vous faites votre fierté et à vos ridicules rouleaux de celluloïd (est-ce bien cela ? du celluloïd ?)
J'ai avec moi vos articles qu'a fait paraître M. Barrucand dans l'Avenir de Rennes à partir de vos câbles envoyés depuis les Amériques. Il doit lui presser de lire les documents que vous lui avez promis de ramener de l'ile du diable. Je vous laisserai les coupures de journaux pour que vous puissiez les trouver lors de votre passage à Marseille.
Mais croyez-vous que relancer la terrible affaire du Capitaine soit une bonne idée ? La tension est apaisée depuis longtemps déjà et même les élections de mai dernier nous ont épargnés. Et croyez-vous que signer les articles d'un mystérieux "Artimon" préservera votre identité ?
J'aime votre candeur et j'espère sans y croire vous revoir bientôt Artimon. Mais je sais que ce nom aussi vous sied parfaitement : vous m'êtes insaisissable, vous m'êtes une image fugace, comme la voile à l'arrière des bateaux, la voile d'artimon, la dernière image que j'entraperçois quand il reprend la mer, vous emportant encore et encore alors que je reste sur la côte.
Disparaissez donc encore puisque en cela vous vous y entendez très bien.
Alyse, votre agreste amie
Photo : La C140 ( la "grosse C" ) sur la ligne Paris-Lyon-Méditerranée
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Ubi Sunt
Aventurajuillet 2015 - août 1902 J'ai découvert Arthur l'été 2015 lorsque j'ai trouvé ses lettres et ses carnets au fond d'une malle. De vieux papiers jaunis et tachés, certains à peine lisibles. Des lettres retenues en paquets par des rubans noués. Des pho...