Lettre de Barnéa Kadesh à Arthur Delémont, datée du 10 août 1902.
Cette lettre était glissée dans un livre richement et morbidement illustré et ouvragé : Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire - l'impossible édition de 1862 de Poulet-Malassis.La première partie de la lettre est d'une écriture presque illisible, tant les caractères sont déformés (par la colère ? par la douleur ?). La plume a accroché les fibres du papier et provoqué des éclaboussures d'encre, minuscules par endroit, plus grosses par ailleurs et a presque causé un trou au point du point d'interrogation à la fin de la phrase " est-ce vous qui vouliez disparaître ?"
Arthur,
maintenant, je vous sais donc vivant.
Les journaux avaient commencé à nous donner des listes de personnes disparues lors de la terrible éruption. Je les ai parcourues avec une peur paralysante, attendant la suivante, sans jamais être rassurées de pas y voir votre nom.
Comment avez-vous pu me laisser sans nouvelle ? Votre dernier télégraphe date d'il y a plusieurs mois déjà. Et même si je sais que vous faisiez passer vos correspondances par l'Angleterre, cela n'explique pas l'absence.
L'Albion veut nous faire croire qu'un câble extraordinaire parcourt l'océan, mais nous la savons tous perfide, et sans aucun doute ce câble formidable n'est qu'un mince fil, car il n'avait laissé filtrer de vous que quelques mots ténus, alors que je connais votre verve et votre plume.
Mais peut-être, est-ce vous qui provoquiez la distance ?Et depuis votre retour sur notre sol métropolitain, n'avez-vous donc jamais entendu parler de ce moyen de se contacter, dont vous savez pourtant ma demeure équipée, et qui se nomme téléphone ?
Ou alors, est-ce vous qui vouliez disparaître ?
* *
*J'ai brisé un vase. L'accès de colère me soulage. J'ai lancé contre le mur du vestibule une de ces chinoiseries qui occupent mes étagères. Le regard dont vous me parlez je le foule presque de mes pieds, et je me blesse à ses éclats, ces éclats de porcelaine d'un vert céladon délavé.
Je suis partagée entre le soulagement et la rancœur, et aussi la joie et la douleur.
Oui... la douleur ! ... car elle est toujours là, constamment, inlassablement, insinueuse et persistante.
* *
*Je regarde, hypnotisée, le sucre se dissoudre et couler à travers la cuillère percée... seule la magie de ma fée verte sait me soulager. Je l'agrémente de quelques gouttes de laudanum, pour l'aider ... et j'attends...
J'attends que le venin s'insinue dans ma tête et estompe la douleur, mais Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts, Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... Mes songes viennent en foule Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
* *
*.../..
(la quasi-totalité de la page est vide, la lettre reprend à la page suivante)* *
*Arthur,
Je m'éveille de quelques instants d'une somnolence réparatrice et profite encore d'un répit et d'une douce torpeur. Je relis avec stupeur mes premières lignes. Je pourrais les déchirer mais vous me connaissez, je suis entière et j'ai choisi de vous les envoyer.
J'avais pour vous cette épreuve de la prétendue troisième édition des "fleurs" que vous recherchiez et je relisais hier ces quelques vers. Ils se sont mêlés dans le chaos de ma douleur à mon attachement et à ma colère, à la provenance lointaine de ces porcelaines et à leur couleur, au voyage qu'elles suggèrent et au souvenir de votre regard vert.
Et lorsque dans ma démence, la gravure de l'arbre squelette de Bracquemond avait pris vie et était sortie d'entre les poèmes pour m'agresser, j'ai cru pouvoir, d'un geste violent, me soulager.
Heureusement que le précieux ouvrage n'a pas souffert de mon égarement, il garde encore intacte la valeur de la peine que j'ai eue à me le procurer.
Je vous envoie avec ce courrier et avec ce superbe livre, l'étui minuscule que m'a fait parvenir votre ami américain. Le cuir est beau, les coutures et la doublure sont raffinées.
Mais comment pouvez vous pensez qu'un appareil photographique puisse s'y loger ?
S'il n'était pas d'aussi belle facture, on croirait voir une cartouchière dans laquelle un soldat ne rangerait que quelques munitions.M. Eastman avait accompagné son envoi d'un mot à mon intention dans lequel il me dit votre amitié. La plaque verte (vert encore ! j'abhorre cette couleur autant que je l'aime et l'espère) de galatithe malachite (malachite, galathite... qu'y connais-je moi !! et je n'ai plus son courrier) qu'il a fait incruster dans le cuir est gravée de mots que le précepteur qui m'a enseigné l'anglais ne devait pas connaître.
Quand vous l'aurez lue, j'espère que vous m'expliquerez ce qui semble être une dédicace.Dans ma main, cette plaque à votre nom renforce votre présence. Cet étui vide, destiné à accueillir je ne sais quoi de vous, renforce votre absence.
Vous me demandez des nouvelles de Mlle Eberhardt... qu'en sais-je ?!... elle doit être dans le Sahara parcourant le désert à cheval. Vous savez autant que moi qu'elle a choisi l'exil, "heimatlos" disait-elle et pourtant elle venait de la Suisse romande. Posez plutôt la question à votre ami, Barrucand, celui là même qui a suivi, pour son journal, l'affaire Dreyfus au tribunal de Rennes.
N'est-ce pas lui l'éditeur d'Isabelle ?Et que m'importent ces histoires qui divisent les peuples et les familles ?
Et que sais je de ces personnes inféodées et réfractaires, qui chaussent leurs semelles de vent et partent dans les dunes de sable ou par les mers ?
Moi je suis vassale unique de ma douleur et je sens qu'elle me rappelle à l'ordre.
Je vais vite cacheter ces feuillets et poser le pli dans la corbeille de l'entrée avant que l'envie ne me vienne de les froisser, de les jeter dans la cheminée et d'y mettre le feu.
Illustration : Louis-Marie Homberg - La buveuse d'absinthe (extrait).
Dans le texte : "Le poison" (extrait) de Charles Baudelaire - "Spleen et Idéal, Les Fleurs du Mal".
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Ubi Sunt
Adventurejuillet 2015 - août 1902 J'ai découvert Arthur l'été 2015 lorsque j'ai trouvé ses lettres et ses carnets au fond d'une malle. De vieux papiers jaunis et tachés, certains à peine lisibles. Des lettres retenues en paquets par des rubans noués. Des pho...