chapitre 3 : partie de pêche

608 3 6
                                    

(texte non daté d'une lettre d'Arthur à Alyse d'Astragale, écrite certainement à Marseille avant son embarquement sur le Salazie le dimanche 24 août 1902. Rien n'indique que cette lettre ait été envoyée)



Ah... Alyse, votre lettre me remplit de joie, mais elle m'attriste dans le même temps...

Je vous lis les sens en éveil, submergé par des émotions contradictoires. Même les parfums me reviennent à la mémoire.

Vous évoquez notre après midi de pêche à la ligne sous le soleil d'un été languissant : j'en ai moi aussi le souvenir délicat.

Ce jour là, nous avancions suivant le cours de la rivière. Mutiques pour de ne pas troubler l'aménité des lieux. Aux détours des chemins, les arbres se multipliaient pour gêner nos corps qui alors s'effleuraient.

Dans la quiétude que n'osaient perturber les mouvements des branches, seuls vos rires soudains se mêlaient aux murmures cristallins de l'onde. Ils se faisaient écho à eux même, se répercutaient sous les frondaisons et faisaient vibrer un espace infini.

J'ai aimé ce temps suspendu à votre silhouette légère, portée par l'air brûlant d'un soleil complice. J'ai aimé la lumière tamisée qui furtivement intruse et voyeuse, perçait en contre jour vos robes diaphanes. J'ai aimé vous regarder marcher souple et élégante, irradiant des ocres vaporeux. J'ai aimé la nature, témoin silencieux qui d'un souffle discret, jouait avec vos cheveux. J'ai aimé la caresse du vent qui prolongeait vos mouvements et cachait vos yeux.

Dans votre sillage les regards se taisaient, la nature se figeait : Sylphide sûre de votre essence céleste, vous mettiez à nu mon âme.

Au bord des herbes hautes, les poissons se gaussaient de nos lignes qui s'emmêlaient. Nous ne savions même plus qu'ils étaient prétextes à notre fugue forestière. J'étais devenu sans le vouloir et malgré vous peut-être, la proie de vos mots-appâts qui vibraient et frétillaient.

Vos mots faisaient sourire le coin de vos yeux malicieux, et hypnotisé j'ai succombé avec bonheur à l'hameçon qu'ils taisaient.

Et je dois vous dire qu'aujourd'hui encore, vos rires résonnent aux mots près, gravés dans ma mémoire :

"Aurais-je attrapé une espèce inconnue et bizarre de poisson-chat observateur et attentiste ?... et qui aurait quand même quelques griffes à peine émoussées.

Ou alors peut-être est-ce un poisson clown, plein de couleurs et de fantaisie se frayant un passage dans un univers protecteur et empoisonné...

Mais à bien y regarder, cette nouvelle espèce est plus certainement un hippocampe mystérieux, ignare de l'adaptation de Monsieur Darwin. Se revendiquant malgré lui de l'incongru et de l'étrangeté."

Nous avions ri de ce portrait parfait, nous nous étions délectés de nos sens partagés et nous nous étions alanguis dans la douce torpeur de cette journée qui s'étirait à l'infini.

Votre lettre à la main, je souris béat et triste à la fois au souvenir de votre douce présence. Ma mémoire me rappelle à vous, et je vous soupçonne de l'amplifier par quelques gouttes de parfums dont vous auriez imprégné le papier.

Ubi SuntOù les histoires vivent. Découvrez maintenant