1 : Bighli California

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"Au jour du bonheur, sois heureux, et au jour du malheur, réfléchis: Dieu a fait l'un comme l'autre, afin que l'homme ne découvre en rien ce qui sera après lui."

Ecclésiaste 7:14 (Louis Segond).

La tête enfouie dans un énorme ours en peluche dont le cou était orné d'un joli ruban doré, Abi repensait à l'incroyable soirée qu'elle avait passée. Elle huma profondément l'odeur de son nounours soyeux et doux comme une guimauve. Ça sentait le bébé, le patchouli, et une douce odeur qu'elle ne pouvait décrire, mais qui était si agréable qu'elle en était presque comestible. Ça sentait le neuf.

Dans le silence de la nuit, Abi entendait tourner les grosses pales du ventilateur de plafond de sa chambre — pourtant, elle était en sueur, et une douce vapeur tiède s'élevait d'elle. Redressant la tête, encore moite, elle regarda à travers ses fenêtres. L'astre rond et argenté brillait à en faire hurler les loups et à transformer les hommes en lycanthropes. C'était peut-être pour ça qu'on l'appelait "le soleil des loups" ? Quelle que pouvait être son appellation, la lune était magnifique.

Elle se recoucha. Il était presque minuit, et Abi se plut à imaginer des créatures fantastiques : des loups-garous qui horrifieraient une jeune esseulée, des spectres aux reflets verdâtres qui s'éléveraient des cimetières, des vampires assoiffés de sang qui se dresseraient de leurs cercueils, des sorcières qui auraient mille et une visions sur à peu près tout le monde, dansant et chantant des chants lugubres à en faire pâlir la mort. Abi serra encore plus son ours en peluche, non par peur mais comme pour se consoler de ne pas vivre dans un monde où existaient des créatures fantastiques. Au moins, ils existaient dans ses rêves.

Si seulement toutes les journées pouvaient être comme celle-ci, pensa-t-elle en baillant. Ça avait été son anniversaire. Techniquement, ça l'était encore jusqu'à minuit.

Ses amis avaient été là pour elle. Pour la célébrer. Abi avait souri toute la journée à en avoir mal à la mâchoire, mais Dieu, qu'est-ce que ça faisait du bien ! Et son gâteau d'anniversaire ! Elle en avait encore l'eau à la bouche. D'ailleurs... Il en restait encore un gros morceau dans le frigo. Le lendemain, à la première heure, c'est ce qu'elle allait s'empresser d'engloutir. Elle ne l'avait pas gardé pour rien, après tout. Elle avait reçu des cadeaux à hauteur de ses attentes. Son ours en peluche lui venait de sa mère, expliquant l'odeur du patchouli (qu'elle portait en permanence) et du bébé, lequel s'était montré sage toute la journée, alors qu'il était d'un naturel braillard.

Le père d'Abi avait promis d'emmener le lendemain toute la famille dans l'immense parc de loisirs nouvellement construit de Fresno, Bighli California. C'était une aubaine de naître en été, pendant les vacances, et Abi avait toujours eu de très bonnes notes. Elle esquissa un sourire en imaginant déjà la journée du lendemain. Elle savait d'emblée que sa mère garderait le bébé pendant qu'elle et son père arpenteraient deux fois d'affilée le grand huit. Elle, elle se distraierait probablement avec des loisirs plus doux et plus tranquilles ; le tapis volant par exemple. Monter et descendre lentement n'avait jamais fait peur à personne. Abi se souvenait encore de la seule fois où sa mère était montée dans une montagne russe, alors qu'elle n'avait que cinq ans : elle avait vomi partout. Abi en gardait encore les frissons.

Abi pensa à son père, qu'elle regarderait le lendemain les yeux pleins de larmes de bonheur alors que le vent serait en train de lui fouetter le visage, les bras levés, hurlant et riant bruyamment, comme d'habitude. Elle et son père avaient une devise : "Ne pas arrêter le manège tant qu'on n'a pas les jambes qui tremblent". Elle pensa à toutes les barbes à papa dont elle s'empiffrerait, aux sucreries qu'elle mangerait ; mais aussi à la semaine de diète qui suivrait, où elle serait privée de sucre pour compenser.

LowellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant