6 : Bones

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"Nous espérions la paix, et il n'arrive rien d'heureux ; un temps de guérison, et voici la terreur !"

— Jérémie 8:15 (Louis Segond).

Abi n'avait pas vu Grâce une seule fois en trois semaines. En s'étant discrètement renseignée, elle avait appris que Grâce ne voulait pas entendre parler d'elle, et c'était plutôt sérieux.

Avec Terence, les relations étaient restées très plates : ni suffisamment cordiales pour parler d'amitié, ni suffisamment exécrables pour parler d'inimitié, mais suffisamment indifférentes pour parler... D'indifférence. Au moins, ils avaient arrêté de se disputer, et Terence était devenu moins agressif depuis qu'Abi avait cessé de l'attaquer. En même temps, la vie était très dépourvue d'intérêt pour elle : elle n'avait plus personne, elle n'avait plus d'ami. Il fallait rajouter, depuis quelques jours, cette satanée sensation d'être encore épiée et suivie.

Ce soir-là, Abi devait se rendre quelque part avant de rentrer chez elle. C'était à quelques avenues de chez Grâce, et Abi s'en sentait déjà mal à l'aise ; mais il fallait qu'elle le fasse. Après tout, si effectivement, la mort d'Ivan avait été d'origine criminelle, il fallait remonter la liste des (potentiels) suspects. En dehors des personnes arrêtées par Ivan, Abi ne connaissait personne qui en voulait à son ami au point de chercher à le tuer. Une seule personne clairement connue était suspecte, jusque là. Et c'est elle qu'Abi devait voir.

La journée lui avait semblé très longue. Elle avait rassemblé ses affaires vingt minutes avant la fin de sa journée et était partie en trombe pile au moment où les aiguilles de la montre indiquaient l'heure du départ. Rentrant dans sa petite Kia noire, Abi avait mis pleins gaz sur Cabrás Street. Passant devant la maison couleur crème de Grâce, elle y vit les lumières allumées mais rien de plus : les rideaux étaient tirés.

Bientôt, la jeune policière arriva à destination et se gara de l'autre côté de la chaussée. Coupant le moteur et baissant les vitres, Abi observa en lunettes de soleil la bâtisse brune de la suspecte. La maison était imposante, haute, un peu brute mais charmante. Elle lui rappelait vaguement les chalets qu'elle et sa famille avaient visités en Suisse.

Apparemment, personne n'était là. De toutes les façons, Abi le savait puisqu'elle avait appris par cœur le programme de l'occupante qu'elle avait minutieusement étudié : la suspecte devait arriver là dans les cinq minutes qui suivaient.

Il avait fait très chaud, toute la journée : trente-cinq degrés à l'ombre. Abi esquissa un petit sourire. Elle se souvenait d'une petite blague de sa mère, à l'époque, à qui elle avait dit qu'il faisait quarante degrés à l'ombre. Et celle-ci lui avait répondu, l'air de rien : "Mais qui te demande de rester à l'ombre ?"

Le temps était chaud et sec, sans aucune brise. Sans climatisation, dans la voiture, l'on crevait de chaud, mais Abi n'était pas très ennuyée par la chaleur. Il faut dire qu'un peu pingre, Abi préférait souffrir de l'atmosphère torride dans les limites du supportable plutôt que de dépenser plus en carburant. Levant les yeux vers l'astre du jour qui brillait de tous ses feux, Abi repensa aux films westerns qui avaient bercé une partie de son enfance. C'était en ce genre de moments que l'on entendait un vautour hurler sous l'atmosphère poussiéreuse du Far West, et que deux cow-boys, l'un en face de l'autre à l'entrée d'un saloon, s'apprêtaient à dégainer leurs revolvers pour savoir qui était le plus rapide. Rien qu'y penser, cela lui asséchait la gorge. Il lui fallait de l'eau... Mais où retrouver sa bouteille dans ce capharnaüm ?

Sa voiture était une vraie porcherie. Les sièges croulaient sous des emballages vides de chips, de chocolats, de chewing-gums, sous des gobelets en plastique, des pailles et des sacs en carton. Elle pensa à Ivan à ce moment-là : c'est lui qui mettait de l'ordre dans sa voiture à elle.

LowellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant