9 : La Bonnedéessarde

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"Les chiens mangeront la chair de Jézabel dans le champ de Jizreel ; et le cadavre de Jézabel sera comme du fumier sur la face des champs..."

— 2 Rois 9:36-37 (Louis Segond).

— Le sentiment du devoir non-accompli ! S'exclama Abi.

Il était seize heures. Il faisait chaud, et les climatiseurs de l'open space dans lequel travaillait Abi étaient en panne. Les fenêtres avaient été grandes ouvertes, mais n'avaient pas changé grand chose à l'air chaud et sec qui s'appesantissait toujours un peu plus dans la pièce, au fur et à mesure que les officiers de police devenaient nerveux.

S'arrêtant d'écrire un instant dans son carnet, Terence leva un sourcil et la regarda un peu perplexe.

— Ce ne serait pas plutôt "Sentiment du devoir accompli" ?

Le cou en sueur, Abi ouvrit son sac à dos, en tira un élastique pour cheveux et releva en chignon sa touffe crépue qui lui descendait jusque sur les épaules.

— Pas quand tu as l'impression de tourner en rond et que tu crèves de chaud. Je ne sens même plus mon propre parfum.

— Si tu as trop chaud, tu peux toujours te rafraîchir un moment dans les autres pièces du bâtiment où l'air conditionné fonctionne, comme tout le monde, ici. Et nous venons tout juste de clôturer les dossiers Rubio, Harper et...

— Je pense à autre chose.

— Tu penses à XOXO, n'est-ce pas ?

— Ça ne quitte pas mon esprit. Ça fait seulement trois jours, et depuis trois jours je fais quasiment des insomnies et j'ai la sensation d'être suivie...

— La sensation d'être suivie ?

Levant l'index afin de faire patienter son coéquipier, Abi décrocha le combiné du téléphone fixe qui sonnait.

— Lieutenant Lowell. Oui... Comment ? Où, dites ?

Son visage se décomposa et elle se mit tout d'un coup à transpirer à grosses gouttes.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Demanda Terence après qu'Abi ait reposé le combiné d'une main tremblante.

— Un homme vient de se faire arracher la gorge par un énorme chien sur Angela Street, sur son propre terrain...

— C'était son chien ?

Abi secoua la tête.

— Non.

— D'où sortait-il ?

— Il y a un parc non loin, tu sais, celui aux "quatre-vingt-dix bancs". Le chien a surgi de là.

— Ah... Et ça t'atteint autant ? Tu as vu pire, comme horreur, pourtant !

Abi haussa les épaules.

— Eh bien, ce n'est pas commode de savoir qu'à Boyle Heights, quelqu'un s'est fait clamser à la Baskerville. Allez, on y va.

Le Chien des Baskerville... À une époque qui n'était pas si lointaine, Abi cachait ce livre sous son oreiller et, pour le dévorer, elle le tirait chaque fois que la lune faisait danser les étoiles, que le voisinage était silencieux et que même les arbres s'endormaient, à chaque fois que les grillons chantaient, que l'ombre funeste et malfaisante quittait enfin sa chambre, que ce spectre maléfique se décidait enfin de la laisser tranquille, le même qui infusait en elle l'empreinte de ses stigmates infernaux, son venin morbide, une aura démoniaque masquée par une sainteté si fallacieuse qu'elle lui était horripilante... Abi soupirait toutes les nuits après que ce suppôt de Satan rencontrât le chien des Baskerville.

LowellOù les histoires vivent. Découvrez maintenant