Quatre jours avant

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Elle

Je n'ai pas pu aller voir Isaac avant aujourd'hui, car hier, j'ai changé de service à l'hôpital -passant des soins intensifs au centre de revalidation- ce qui me change d'étage.

Maureen, la fille qui partage ma chambre m'a accueillie avec joie alors que j'appréhendais notre rencontre. Son sourire étincelant et ses petites pommettes rosies m'ont un peu remonté le moral.
Elle réapprend à marcher après une dure opération des genoux.

Quitter Adaline a été difficile, même si celle-ci m'a promis de passer me voir chaque soir à la fin de son service.

Un gentil infirmier a aidé à nous descendre, moi et ma chaise roulante déprimante dans le couloir d'Isaac.

Lorsque j'ai poussé la porte de sa chambre, il n'a pas bronché.

Son visage semblait reposé, apaisé, ses traits n'étaient plus tirés comme il y a deux jours.

J'ai soupiré, refoulant mes larmes et suis entrée.

« Hé., ai-je murmuré. »

Pas de réponse.

« Isaac., l'ai-je appelé. »

Ses traits n'ont pas bougés.

« Isaac, tu savais? Tu savais que t'allais mourir pas vrai? C'est pour ça que t'es venu? Et que... »

J'interromps de parler lorsque ses yeux s'entrouvrent très légèrement, pleins de larmes.
Je n'arrivais pas à détacher mon attention de son visage aussi pâle que la pleine lune, de tous ces tubes qui le relient, de ce sang continuellement pompé et réinjecté sans son faible corps.
Le silence règne entre nous. Nos regards semblent perdus l'un dans l'autre.

Soudain, il brise le silence.

« Excuse moi, arrive-t-il à murmurer, presque sans remuer ses lèvres. »

Je n'ai su plus quoi dire. Bouleversée, je reste quelques minutes la bouche ouverte mais aucun son n'en sort.

« Lis moi de la poésie, Ethel Rose. S'il... s'il te plaît. »

A part les fois où Isaac m'en a lu, je n'avais jamais entendu de tels écrits auparavant.

« Je ne sais pas lire de la poésie.

- Tout le monde sait, Ethel Rose. »

Je m'avançai donc vers le tabouret supportant une pile de livres branlante.
J'en saisis un au hasard, un recueil de poèmes de Louis Aragon.
Je fermai les yeux et l'ouvrit à une page au hasard. Les yeux d'Elsa était il inscrit au haut de la page.
Je m'assis au fond du lit d'Isaac et commençai ma lecture.

« Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
[...]
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
[...]
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

[...]
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa. »
[Aragon Louis, Les Yeux d'Elsa, 1942]

Pendant que je lisais ces lignes, Isaac semblait détendu et reposé, son visage, comme endormi, laissait parfois paraître un faible sourire sur certaines paroles.

« Merci, Ethel, tu sais... Il reprit son souffle. Tu sais très bien lire la poésie. »

Je lui souris très légèrement et alla reposer le livre sur la pile.
Alors que je lui tournais le dos pour tenter de mettre en équilibre le recueil sans que tout s'effondre, il murmura:

« Ce sont les livres qui me font vivre. Et toi, Ethel Rose? »

Je réfléchis quelques secondes à ses paroles puis doucement une larme roula sur ma joue.
Toujours dos à lui, je fixai par la fenêtre un arbre qui se secouait dans tous les sens au rythme des rafales du vent.
Le cœur morose, je venais de me rendre compte, que rien ne me faisait vivre.

LA FILLE DE L'OMBREOù les histoires vivent. Découvrez maintenant