Il est dix-neuf heures et douze minutes lorsque je pose un pied sur le quai de la gare de St-Pancras. Je marmonne sous mon écharpe que mon train était censé arriver trente minutes plus tôt et que c'est toujours la même chose les lundis soir. Je traverse, les mains dans des gants, et les gants dans les poches de mon long manteau d'hiver, l'immense quai de la gare. Son plafond vitré laisse filtrer la lumière bleutée du ciel. D'ailleurs, les nuages de fin janvier ne laissent pas briller ses étoiles.
Je connais cette gare par coeur, comme si j'y vivais véritablement. Seulement, je ne fais qu'y passer, comme bien d'autres d'ailleurs. Tous les jours, systématiquement, aux mêmes horaires déprimants. Je me suis, en quelque sorte, attaché à cet endroit. À ses sculptures, à sa pendule, à ses vieilles pierres grises. Et même à quelques commerçants de la galerie marchande. En m'arrêtant comme à mon habitude devant le piano usé jusqu'aux cordes, source de distraction musicale, je remarque que le musicien qui y est installé n'a rien de ceux que j'ai l'habitude de voir.
Je fais un pas en avant. Mes yeux glissent sur lui le plus discrètement possible, et je fais mine de m'intéresser à son doigté harmonieux.
C'est un homme d'un âge qui avoisine le mien, c'est-à-dire vingt-cinq ans. C'est bien le seul point commun que je discerne entre lui et moi, à première vue.
Je décide de le détailler un peu plus précisément. De son bonnet en laine grossièrement tricoté s'échappent des mèches noisette. Celles-ci couvrent quelque peu un visage creusé et pâle, mais rosi par la froideur ambiante.
Il me semble que ses yeux sont clairs. J'aimerais pouvoir en être sûr, mais je ne peux décemment pas coller ma tête contre la sienne et prétexter "Désolé mec, je voulais juste connaitre la couleur de tes yeux".
Sous une simple veste en jean élimée et décousue par endroits, je devine une silhouette frêle, fragile, qui flotte dans un pantalon sale et usé. Quant à ses chaussures, il s'en faudrait de peu pour qu'on puisse embrasser ses orteils.
Il porte à son dos un vieux sac aux couleurs de l'équipe de football d'une ville que je ne connais pas. Je suis presque certain de la triste condition de vie de cet individu. Alors, en baissant les yeux vers mon manteau à 200£, mon pantalon de costume, mes bottines cirées et ma mallette en cuir satiné, j'ai du mal à ne pas avoir pitié. Je déteste ça. Avoir pitié est un moyen passif pour les gens heureux de faire comme s'ils avaient quelque chose à faire de ceux qui ne partagent pas leur bonne étoile. Je suis heureux, mais pas hypocrite.
Cependant, qui me dit que ce type n'est pas tout simplement négligé ? Et un peu crade, tout de même.
Faisant abstraction de sa dégaine, je m'attarde un peu aux côtés d'autres curieux. Tout comme moi, les passants profitent d'un petit air de musique après une longue journée de travail. Ce que cet homme est en train de jouer me plaît plutôt bien. Je ne sais absolument pas jouer du piano, mais vu la dextérité de ses mains et la complexité du morceau, je devine qu'il a un niveau plutôt élevé. Seulement, ceci contredirait mon hypothèse précédente. Je sais que les cours de piano sont très coûteux, et je ne parle même pas de l'instrument en lui-même. Et quand on n'a pas de maison, on n'a généralement pas de piano non plus.
Je me concentre sur mes facultés auditives. Il interprète un morceau classique, un de ceux qui se trouvent sur ma playlist "Piano". C'est la Symphonie n•5, j'en suis absolument certain. Il le joue à merveille ; si je devais décrire cette mélodie, je dirais qu'elle est à la fois douce et pleine d'audace. Moi aussi, j'aurais aimé être un pianiste. Sentir mes mains virevolter sur les touches blanches et noires et faire de la musique aussi joliment que cela.
Lorsqu'il lève les mains du clavier miteux, son petit public l'applaudit chaleureusement. Il se retourne, et c'est alors que je peux vraiment voir son visage. J'avais raison : ses yeux sont clairs ; un bleu limpide, très pur. Cependant, leur couleur est altérée par deux charnières violacées qui les soulignent, Ses joues sont creusées, et je doute qu'il se soit rasé dernièrement. Un sourire qui voudrait imiter la satisfaction traverse ses lèvres.

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Sortir de l'ombre
Teen FictionHarry est un banquier désabusé de vingt-sept ans, qui suit sans grand enthousiasme le destin monotone qu'on lui a tracé. Lassé de cette société opportuniste et sélective, le jeune londonien se laisse porter en quête d'un déclic qui donnera du sens à...