Désamorcé

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Le trajet jusqu'à chez moi s'est fait dans un silence à la fois embarrassant et lourd de sous-entendus. Je ne savais plus qui était assis à côté de moi. Louis, ou Gabriel Hollings ?
D'ailleurs, quand j'y repensais, le nom de Hollings m'était vaguement familier. Seulement, je ne parvenais pas à me souvenir où ni pourquoi je l'avais entendu...
Évidemment, c'est lui qui a pris le volant de ma voiture, ce qui ne me rassurait pas outre mesure. Je suis mal à l'aise quand j'ai le contrôle ; mais quand je ne l'ai pas, je suis tétanisé. Je me suis contenté de lui indiquer la direction à prendre par des signes de la main et des hochements de tête. Il n'a pas fait de commentaire en découvrant mon immeuble, ce que j'ai trouvé assez surprenant pour un jeune homme fauché et vivant dans la rue. Mais je n'ai rien dit. Bras dessus, bras dessous, nous sommes entrés dans l'ascenseur. A nouveau, la montée des étages m'a paru interminable. J'ai titubé jusqu'à la porte de mon appartement, ai tourné la clé dans la serrure.

- Entre, je t'en prie. Fais comme chez toi, je te rejoins dans une seconde.

Il a hoché la tête, visiblement un peu intimidé. Je l'ai vu faire un pas dans le salon, alors je me suis éclipsé dans la salle de bains. Étrangement, je n'avais pas peur qu'il me vole, ou qu'il s'enfuie. Un instinct dont j'ignorais l'existence avant notre rencontre grandissait en moi et me poussait à faire confiance à Louis-Gabriel. J'ai attrapé sur l'étagère dédiée aux médicaments et autres soins du coton et du désinfectant. Sans prêter attention à mon visage tuméfié, j'ai essuyé grossièrement le filet de sang coagulé qui avait coulé jusqu'à mon cou, et suis allé rejoindre mon invité.

Mais, arrivé sur le seuil de la porte du salon, je me suis arrêté.

De là où je suis, sa maigreur me frappe en plein coeur. Il est maigre, si maigre. Ses jambes s'étirent vers le sol, ses épaules sont saillantes, ses joues creusées. Il est penché sur le buffet et semble s'être perdu dans l'observation de mes photos. La main qui effleure le meuble est striée de veines saphir. Gêné de le regarder ainsi à ses dépens, je me racle la gorge pour lui signaler sa présence. Surpris, il se retourne vers moi. Le soleil qui traverse la fenêtre du salon fait briller ses yeux bleus embués d'eau. Il secoue la tête, comme pour ravaler ses larmes.

- Un certain Frank t'a laissé un mot sur la table basse, me lance-t-il en pointant ladite table du doigt. Tu le connais ?

Il a l'air anxieux, perturbé. Il tient à peine debout. Je souris à sa question.

- Si quelqu'un a laissé un mot sur ma table basse, il vaut mieux pour moi que je le connaisse.
- Tu viens de marquer un point... Et moi de passer pour un con, plaisante-t-il en se passant une main dans les cheveux.
- Ça nous arrive à tous, tôt ou tard.

Puis j'ajoute :

-Frank, c'est mon grand frère.

Il me regarde, surpris.

- Je ne savais pas que tu avais un frère ! lance-t-il, la mine vexée.
- Je viens d'apprendre que tu portais un faux nom, tu ne vas pas me reprocher de ne pas te raconter ma vie ! répliqué-je en plaisantant seulement à demi.
- Tu as raison... Excuse-moi. En tout cas, félicitations !

Je le dévisage, surpris.

-Hein ? Pourquoi ?

Il se poste devant moi et agite un papier cartonné sous mon nez.

-Tu vas être tonton !
-Quoi ?!

Je me saisis de la lettre et la parcours en un rien de temps, fébrile. Merde alors ! C'était donc ça que Frank voulait me dire... Je m'en veux de ne pas l'avoir écouté. Du coup, l'annonce me semble un peu brutale. Mais même si au fond de moi, je sais que la nouvelle me submerge de bonheur, pour le moment, mes pensées sont inexorablement focalisées sur Louis. Je n'ai pas le temps d'être heureux pour l'instant.

-Ben alors, tu tires une de ces tronches ! C'est une sacrée nouvelle pourtant ! Pense à tous les enfants uniques comme moi qui n'auront jamais ta chance.

Je sais bien qu'il essaie de détourner le sujet. Il a l'air à la fois amusé et embarrassé par notre conversation. Foncièrement, j'espère qu'il regrette de m'avoir menti. Même si je ne veux pas porter de jugement envers lui avant d'avoir écouté ses explications, je me sens trahi, et déçu. Je lui désigne le canapé d'angle en cuir beige.

- Assieds toi. Ça ne te dérange pas que je me répare la face devant toi ?
- Non. J'ai connu pire...

Tout en me laissant tomber en face de lui, dans un fauteuil similaire, je lève la tête vers lui, étonné par sa remarque. Il détourne les yeux, et il me semble qu'il regrette d'avoir parlé si vite. Je lâche un profond soupir, et lui dis calmement :

- Écoute, ça ne peut plus durer. Cette situation, ce malaise entre nous. Je ne sais pas comment ni pour quoi le Hasard, ou le Destin, nous a placés sur la même route, mais maintenant c'est fait. Je ne laisserai pas cette rencontre inachevée. Je vois que tu as besoin de moi. Le poison qui te ronge, je l'entends couler dans tes veines. Je suis sûr que je peux t'aider. Et même si je ne peux pas, je trouverai quelqu'un qui en est capable. Je trouverai une solution pour toi. Mais pour ça, il faut que tu me fasses confiance.
- Je ne peux pas...
- Pourquoi ?

Je sens un sentiment de frustration due à mon impuissance, et de colère aussi, monter en moi et réchauffer mes cellules nerveuses. Le bleu glacial des yeux de mon ami plongent dans les miens, et me brûlent.

- C'est trop dangereux. Trop compliqué. Insensé. Tu ne comprendrais pas...
-Arrête de me sous-estimer ! Tu es seul.

Les trois derniers mots sont tombés comme des obus. Ses sourcils se froncent à l'entente de ces mots, trahissant le chagrin qu'ils lui procurent. C'est dur à voir, dur à dire, mais je n'ai pas le choix. Quand on est au milieu d'un champ de bataille, on ne peut plus faire demi-tour. Le simple fait de regarder en arrière nous expose à la mort. On n'a qu'une seule solution : avancer au milieu des balles. Je suis juste un de ces soldats anonymes qui essaient de secourir leurs partenaires de suicide. De les sortir de la terre, de la boue, du sang. De l'ombre.

-Tu agis comme si tu étais fort mais tu n'as aucun moyen de l'être. Alors, pour l'amour du ciel, laisse tomber la dignité et tout le reste. Tu as la chance d'avoir quelqu'un d'assez cinglé pour t'aider ! Accepte cette chance. Tu n'en auras pas d'autre.

Je pèse chacun de mes mots, en prenant bien soin d'articuler pour que les mots s'impriment dans son esprit et qu'il ait le temps d'assimiler chacun d'entre eux. Au fur et à mesure que j'avance à tâtons dans mon discours, essayant d'être le plus convaincant possible, il se crispe. Son corps entier est tendu, des pieds à la tête en passant par la mâchoire. Lorsque je laisse le silence s'installer, le jeune homme lève des yeux baignés de larmes vers moi.

-C'est d'accord.

Le sang bat à mes tempes ; je suis suspendu à ses mots. Ça y est, c'est maintenant !
Sa lèvre inférieure tremble, puisqu'il se retient de pleurer. Il déglutit :

-Je vais tout t'expliquer.

À ces mots, il pousse un profond soupir, comme si je venais de soulever le poids qui lui comprimait la poitrine depuis la nuit des temps. Mon intuition me souffle qu'il ne s'est encore jamais confié à personne, que je suis le premier ; et cela me rend à la fois flatté, et nerveux. Je lui souris, pour l'encourager.
Puis, la question me revenant à l'esprit :

-Avant que tu commences, j'aimerais bien savoir comment je dois t'appeler. Louis Delarue ou bien Gabriel Hollings ?

Ma remarque le fait esquisser un vague sourire.

-Je crois que je suis les deux, ou bien ni l'un ni l'autre.

Et c'est alors qu'il m'a tout raconté.
La bombe venait d'être désamorcée.

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant