Je m'immobilise sur le quai, le cœur battant à tout rompre. Je me dis qu'il est là, juste derrière cette cloison de verre. C'est un sentiment étrange de savoir que l'on est vu sans pouvoir voir soi-même.A cet instant, je n'ai qu'une seule envie : monter à bord. Alors c'est ce que je fais : je me rue sur la première porte que je trouve, sans penser que je n'ai même pas de billet, et que j'ignore où ce train mène. Dès que je suis dans le sas de la voiture, les portes se referment et une annonce dans les haut-parleurs indique que le TGV part. Maintenant, il est trop tard pour faire marche arrière. Je suis lancé.
J'essaie de me repérer par rapport aux autres voitures afin de localiser Louis. Du moins, la personne que je crois être Louis. Je constate avec soulagement que les wagons communiquent entre eux. Le cas non échéant, j'aurais été mal barré ! S'ensuivent alors des minutes emplies d'embarras pendant lesquelles je traverse les voitures dans un silence affreusement pesant, dévisageant chaque passager et me faisant dévisager. Aucune trace de mon pianiste.
Soudain, la réalité me frappe en pleine face : ce signe, j'ai forcément dû l'inventer ! Ce n'était pas lui, ça ne m'était pas destiné. Un sentiment d'accablement s'abat alors sur moi et ensuque mes jambes. Je me réfugie dans la cage d'escalier qui mène au premier étage du TGV. Je prends ma tête entre mes mains et me confronte à mon problème : comment savoir ? Comment le retrouver ? Peut-être est-il ici, dans ce même train, et qu'il m'attend avec impatience. Peut-être est-il dans un carton, dans une cellule, dans un squat, dans une mare de sang... Toutes ces questions sans réponse m'agacent et me fatiguent.
Je repense soudainement à Frank, que j'ai laissé en plan sur le pas de ma porte. Même si mes pensées sont occupées par un tout autre personnage, je prends tout de même la peine de lui envoyer un texto pour m'excuser de mon départ précipité. Je me demande quelle était cette "chose importante" qu'il avait à me dire. Peut-être que lui et Lisa ont-ils enfin décider de se marier ? Et puis je repense à tout ce qui m'a amené ici : le piano, les biscuits, encore le piano, et la télé... Je ne sais pas vraiment si je regrette cette rencontre. Cet inconnu me fout peut-être dans une galère pas possible, pourtant je sens qu'il a tellement de choses à m'apprendre que je suis parfaitement conscient que je serais un imbécile de le laisser tomber.
Soudain, je me rends compte que je n'ai aucune idée des villes que dessert ce TGV ni quelle est la durée du trajet jusqu'au premier arrêt... Ni quand je rentrerai chez moi ! Avec tous ces évènements, j'ai fini par oublier que j'ai une pile de dossiers et une file de clients qui m'attend dès lundi, à huit heures tapantes. Un soupçon de liberté, trop vide évaporé. Bon, au moins, si je me perds, j'ai le week-end pour retrouver le chemin de la maison...
Me revoilà confronté au même dilemme. Et maintenant, que suis-je censé faire ? Ne pas quitter les rails sur lesquels on m'a placé, fixer l'horizon qu'on m'a dessiné sans ciller ? Oublier cette histoire insensée ? Ou suivre ce que ma conscience me pousse incessamment à faire ? Qui de mon cœur ou de ma raison a tort ? Ai-je le droit de sortir du chemin, si c'est pour aider un autre à trouver le sien ? Louis a-t-il vraiment de l'importance pour moi ? La vie que je mène a-t-elle vraiment de l'importance pour moi ?
Tu connais toutes les réponses Harry... Il te suffit de prêter vraiment attention à ce qu'elles te disent.
Mais si je ne faisais pas le bon choix ? Si je foutais tout en l'air ? Si je continuais à courir alors qu'il me faut faire demi-tour pour nous sauver tous les deux ? Si je ne comprenais pas ce qu'on cherche à me dire ?
Ne t'arrête pas de courir...
- Harry !
Une main se pose sur mon épaule. Un corps s'accroupit devant moi. Je n'enlève pas mes mains de mon visage, je ne relève pas mes yeux vers cet autre visage. Deux bras m'entourent et ma tête se retrouve blottie contre une veste à l'odeur de terre, de clope, de transpiration. Je m'en fous. En une fraction de seconde, je me précipite dans les bras de l'inconnu et fonds en larmes. Je renifle, hoquète, incapable de me contrôler. Je sens qu'on me berce, qu'on passe une main doucement dans mon dos pour me consoler. En une fraction de seconde, je redeviens un enfant perdu, déboussolé, indécis. Pendant un moment, les rôles sont inversés. Et je comprends tout. La peur, les doutes, la douleur de reconnaître qu'on a besoin de quelqu'un.
- Louis, je suis désolé...
J'ose enfin le regarder. Ses yeux bleus me transpercent. Il sourit, je ne comprends pas très bien pourquoi.
- Pourquoi ?
- Parce que, pendant un instant, je me suis demandé si j'avais raison de ne pas t'abandonner... Si je ne devrais pas faire demi-tour... C'était stupide...
- Tu es stupide, tête de chou. Je savais que tu viendrais.
- Promets moi que tu ne vas plus t'enfuir.Il ne répond pas mais je vois à l'expression de son visage qu'il le promet. Un petit sourire éclaire mon visage. Je suis rouge de honte et j'ai sûrement piètre mine, mais je ne pense pas que Louis soit le genre de personne à s'en formaliser. Il se lève et me tend une main osseuse, que je prends volontiers pour me remettre sur mes pieds. J'ai l'impression d'être revigoré, et un peu plus sûr de moi.
Soudain, un détail me revient en mémoire. Je me tourne vers Louis et lui demande, intrigué :
- Et ceux qui t'accompagnaient ?
- Ils sont en sécurité.
Je le regarde avec insistance, mais il ne semble pas disposer à m'en dire plus. Je réessaierai plus tard. Je m'apprête à lui proposer de trouver un siège, lorsqu'une voix provenant du haut des marches nous fait tous les deux sursauter :
- Excusez-moi, j'ai besoin de voir vos tickets.
Et là, c'est la douche froide. Je lance un regard paniqué à Louis, qui ne bouge pas d'un millimètre. Je sais qu'il est en train de réfléchir à un moyen de nous sortir de là, et qu'il va en trouver un. Mais là, il faudrait qu'il se dépêche ! Le contrôleur, un type d'une cinquantaine d'années au visage rembruni et sévère, descend l'escalier pour se poster à notre hauteur. Enfin, à la hauteur de notre torse, vu sa très modeste taille. Je lui souris bêtement, essayant tant bien que mal de garder mon sérieux, et bafouille quelques excuses :
- Eh bien, c'est-à-dire que... Mon ami et moi avons... sommes...
L'homme, visiblement impatient et agacé, tape du pied en arquant un sourcil.
- Nous n'avons pas de ticket, et nous allons nous barrer d'ici sans attendre !
- Euh... voilà !
Louis se précipite dans le couloir suivi de moi, et du contrôleur visiblement bien décidé à nous faire payer cette impasse à la loi, mais qui semble avoir du mal à suivre notre allure. Nous déboulons dans une voiture, faisant sursauter quelques voyageurs, et s'insurger d'autres.
- Pardon pour le dérangement ! s'exclame Louis en passant.
J'éclate de rire, tentant de ne pas perdre l'équilibre en me rattrapant aux sièges. Arrivés à l'autre bout de la voiture, Louis mitraille le bouton d'ouverture des portes pour passer dans un autre sas. Quand je me retourne, je vois le contrôleur, furieux, se cogner contre la porte de verre. C'est alors qu'une réminiscence de l'époque où j'étais un sale gosse rebelle me revient. J'adresse mon plus beau sourire à notre poursuivant et lui lance fièrement un magnifique doigt d'honneur.
- Harry, viens ! me lance Louis depuis le haut d'un autre escalier.
Je monte les marches quatre à quatre et nous nous retrouvons au premier étage de la voiture huit. Nous ne faisons que traverser cette dernière et redescendons en voiture neuf. Je n'entends plus les pas du contrôleur derrière nous.
Les portes du train s'ouvrent devant nous. D'un même mouvement, nous franchissons l'espace qui nous sépare du quai.
- Et maintenant ?
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Sortir de l'ombre
Fiksi RemajaHarry est un banquier désabusé de vingt-sept ans, qui suit sans grand enthousiasme le destin monotone qu'on lui a tracé. Lassé de cette société opportuniste et sélective, le jeune londonien se laisse porter en quête d'un déclic qui donnera du sens à...