Une angoisse bienveillante

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Le même trajet, encore et encore. Les mêmes passagers grincheux et renfrognés, tout aussi épuisés que moi par leur quotidien. Je travaille à Brighton, et ce n'est pas tout à fait à côté de Londres. Vive le train. En tout cas, ça fait des mois que je cherche une nouvelle entreprise dans la capitale pour me faciliter un peu la vie. Mais bon, tout le monde sait que la vie n'est jamais facile.

Tout est exactement comme d'habitude aujourd'hui. Ou presque. Ce soir, je suis nerveux. Je regarde une énième fois ma montre, geste symptomatique des gens stressés. 18h33. À dire vrai, je suis souvent nerveux, voire très souvent, puisque maintenant le stress me semble être un sentiment par défaut. Mais en ce mardi soir, quelque chose dans ma nervosité est différent. Ce n'est pas une angoisse qui brûle, qui cogne, qui lance, qui te hurle dans les tympans que t'es dans la merde jusqu'au cou. Cette angoisse-là dit des choses plus gentilles, elle me caresse les cheveux et me chatouille le ventre.

Je vais revoir Louis. Dans - normalement - sept minutes, auxquelles j'ajoute les deux minutes dont j'aurai besoin pour me lever de la banquette Première Classe, vérifier que je n'ai rien oublié, me presser dans l'allée en bousculant les gens - qui m'apostropheront et marmonneront que la jeunesse n'est plus comme avant -, descendre du train, traverser le quai et arriver enfin à l'endroit où se trouve le piano, il sera là à nouveau.

18h35. Je ne sais pas pourquoi je suis si excité. Personne n'est jamais excité de voir un SDF. Un inconnu, qui plus est ; car, après tout, que sais-je vraiment de lui ? Il s'appelle Louis... ? Il ne m'a pas dit son âge. Il habite... ? Il travaille... ? Je sais seulement que quand il était petit, il adorait les dinosaures, les DC Comics, manger des donuts et jouer du piano. Rien de très original. Je ne connais ni son passé, ni sa situation actuelle. Mais j'ai envie de savoir. Quelque chose me pousse à m'intéresser à lui. Il n'est pas pathétique, il n'a pas l'air minable. Malgré son apparence, il dégage un sentiment d'extrême confiance en lui-même.

18h36. Depuis combien de temps vit-il comme ça ? Une semaine ? Un mois ? Un an... ?
Et pourquoi subit-il un quotidien aussi médiocre ? Ses parents sont-ils morts ? L'ont-ils chassé ? A-t-il pris la fuite ? Cherche-t-il à se cacher de quelque chose ou de quelqu'un ?
Peut-être est-il un repris de justice en évasion qui tente d'échapper à son destin funèbre en se déguisant en clochard des gares, condamné à se nourrir de biscuits au chocolat volés !
Je raconte n'importe quoi...

18h39. La voix monotone du pilote crachote dans les haut-parleurs du wagon pour prévenir que nous entrons en gare. Je me lève le premier, ayant déjà rassemblé mes affaires, et me précipite vers le sas où se trouvent les portes de la voiture.

18h40. Je suis dehors, sur le quai en bitume. Je n'attends pas une seconde et fonce vers le piano, à une trentaine de mètres de là. Seulement, lorsque j'arrive devant l'imposant instrument, ce n'est pas Louis qui joue. Une jeune fille aux cheveux blonds, âgée d'une douzaine d'années tout au plus, est installée sur le tabouret bancal et interprète une vieille musique d'un film français - si j'en crois ma culture cinématographique. Elle ne se débrouille pas trop mal, mais ce n'est pas elle que je suis venu écouter. Je regarde autour de moi, soudain inquiet.

Et s'il lui était arrivé quelque chose ?

Je tourne un peu autour du piano, piaffant d'impatience. Ça, c'est bien ma veine. Et puis, évidemment, aucun moyen de le joindre ! Je me sens soudain un peu bête de m'être emballé comme ça. Quelle idée de faire confiance à ce genre de type ; il voulait juste s'amuser un peu et peut-être que faire perdre leur temps à des gens qui n'en ont vraiment pas est sa façon à lui de se distraire. Honteux et renfrogné, je fais volte-face avec en tête la vision de mon canapé et de la télévision, qui eux m'attendent vraiment.
Mais, alors, il est là ; juste devant moi. Il ne bouge pas, ne dit rien et se contente de me regarder d'un air distrait et légèrement moqueur. Il est juste là, debout à un mètre de moi, se tenant sur ses pieds fatigués, les mains dans ses poches. Évidemment, ses vêtements sont les mêmes que la veille. Quant à moi, ma tenue est entièrement différente. Jusqu'à la mallette.

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant