Un pas en avant

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-Qu'est-ce que c'est que tout ça ? demandé-je ahuri en voyant Louis sortir de son sac à dos une pochette cartonnée toute écornée et tellement pleine qu'elle semble prête à éclater.

Le sourire satisfait que je lis sur son visage me souffle qu'il a bien plus qu'une simple idée en tête, et que je risque de me retrouver à faire les quatre cent coups déguisé en ninja en plein milieu de la nuit. Je l'observe étaler soigneusement sur la table basse des dizaines de feuilles, de documents et de cartes annotés, coloriés, gribouillés et de formats différents.

-Tada ! Je suggère que l'on commence par là.

J'arque un sourcil et me penche sur la table pour tenter de déchiffrer son écriture. Par dizaines, des schémas, des croquis, des portraits, des tableaux dont je ne connais ni le sens ni le but.

-J'ai tout écrit, cartographié, planifié, expliqué, numéroté. Tout y est, de A à Z. Mon plan est fin prêt, on pe...

Je lève la main, le coupant dans son élan.

-Minute papillon. Louis, je sais que j'ai promis de t'aider dans ta... ta mission secrète, ou peu importe ce que c'est, et de ne pas t'abandonner. Je ne compte pas le faire, d'accord ? Mais avant de me laisser embarquer totalement dans cette histoire, j'ai besoin de comprendre. Tu comprends que j'ai besoin de comprendre, pas vrai ?

J'appuie mes propos à la fois pour le rassurer et le convaincre.

-J'ai un métier, des responsabilités, une carrière...

J'ai l'impression d'entendre mon frère parler. C'est bien la première fois que j'assume ma carrière, cette même carrière que mon père m'a refourgué pour que je sois à la hauteur de la famille. Pour la première fois, je sens peser sur moi toute l'ambiguïté de la société : elle prétend nous offrir diversité et liberté, mais nous cantonne à un statut dont on ne peut s'extraire. Evidemment, tout ça est l'œuvre des Hommes. Ils se sont eux-mêmes limités, en définissant et encadrant leur propre vie derrière des barreaux, séparant irrémédiablement désirs et devoirs.

Je me sens injuste de donner ces arguments qui ne font que le rabaisser. Je ne veux pas être indifférent. Je me sens comme un adulte maladroit qui tente de maîtriser un bambin surexcité. La mine de Louis se fait penaude. Je sais bien qu'il est déçu de ma réticence, et qu'il n'a plus envie de parler, mais d'agir. Je sais bien que toute ma parlotte et ma prudence l'agacent. Mais quand on sort de la route, il faut regarder où l'on va. Si j'accepte que l'on me traite de fou, je renonce à passer pour un suicidaire. Ou à le devenir véritablement.

-Bien sûr que je comprends, répond-il avec une moue. Je suis désolé. Je crois que je suis juste trop heureux d'avoir trouvé quelqu'un prêt à m'aider ; je n'y arriverai pas tout seul. Alors, je veux vite passer à l'action avant que tu ne m'échappes.

Je souris, surpris et touché par ses craintes un tantinet enfantines. J'imagine parfaitement le sentiment qu'il me décrit. Je me racle la gorge :

-En vérité, j'ai l'impression de ne rien connaître de ta vie.

-Pourtant, je t'en ai longuement parlé, hier.

-Pas cette vie là. L'autre.

Je suis mal à l'aise mais je maintiens son regard limpide. Il a compris de quoi je parle.

-Je veux tout voir, tout savoir. Où tu vis. Où tu te caches. Avec qui. Comment tu subviens à tes besoins et la raison pour laquelle tu ne t'es toujours pas fait attraper. C'est ça, ou rien.

Je dis ça d'un ton très ferme, en le regardant sans ciller. Je n'ose même pas cligner des yeux, de peur qu'il disparaisse en un battement de paupières. Je le dévisage avec autorité, la mâchoire crispée. C'est un peu comme si je lui ordonnais de m'ouvrir ses portes en grand. Aucune lueur ne passe dans son regard.
Mais c'est alors que je le vois se lever, enfiler sa veste en jean par-dessus mon sweat, regrouper ses feuilles et les remettre prestement dans son sac. Puis, sans un mot, il se dirige tranquillement vers la porte. Une décharge me secoue. Je me dis que j'ai peut-être été un peu trop brusque, un peu trop sévère. Est-ce qu'il va s'en aller ?

Je le regarde sans pouvoir bouger du canapé. Il me tourne le dos et avance lentement : il attend une réaction de ma part. Je veux parler, le retenir, mais je ne sais pas quoi dire. Tout ce que je suis capable de faire à cet instant, c'est serrer mon petit bloc-notes entre mes doigts moites. Comme si c'était le radeau auquel je me raccrochais. Je ne sais plus comment me comporter avec lui ; je n'arrive pas à le suivre et il me semble que je n'arriverai jamais à le cerner. J'ai l'impression de me battre sans raison depuis plus d'un mois, avec un inconnu dont j'ignore les intentions. Tout ça me semble si absurde.
Mais Louis... Il m'a demandé de l'aide. Pas directement, certes – il ne m'a jamais clairement dit qu'il avait besoin de moi. Mais je le sais. C'est égoïste de dire qu'il a besoin de moi, car en réalité, il a seulement besoin de quelqu'un. Ça aurait pu être n'importe qui, mais c'est moi. Est-ce que c'est une bonne chose pour lui et moi ? Allez savoir.

Alors peut-être qu'au final je me laisse embarquer sur un navire condamné à échouer. Peut-être que je perds mon temps. Mais je vais continuer ; parce que c'est peut-être sur des routes sinueuses qu'on trouve un sens à sa vie. Peut-être qu'après tout, c'est à moi de provoquer la chance ; de créer l'étincelle. Je verrai bien ce que l'avenir me réserve.

-Attends, lancé-je en me précipitant à sa suite.

Au même moment il franchit la porte de mon appartement sans se retourner. J'ai tout juste le temps de la retenir pour ne pas m'y cogner, et de la claquer derrière moi. Je traverse le couloir à la suite de Louis.

-Tu t'en vas ? le questionne-je en haletant.

Louis s'arrête enfin juste devant les portes de l'ascenseur, et je manque de lui rentrer dedans.

-Tu m'as dit que tu voulais tout savoir, pas vrai ?
-Euh... oui.

Je tente de décrypter son regard : impossible.

-Alors, suis moi.

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant