Gabriel

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Louis et moi échangeons un regard à la fois désemparé et malicieux.

- Et maintenant, on se casse d'ici et on va boire un verre bien mérité ! proposé-je avec un sourire.

Je vois à son expression qu'il approuve mon idée. Nous nous mettons en marche en direction de la sortie de la gare. Je regarde les panneaux qui nous surplombent et ceux accrochés aux murs. Visiblement, nous sommes descendus à Saint's John, dans la ville d'Oxford. J'attarde mon regard un instant sur les publicités, les annonces, les slogans. Sur tous ces facteurs de consommation.

Nous faisons un pas dehors, et l'air froid du soir nous surprend. Je frissonne en regardant Louis, qui ne semble pas dérangé le moins du monde par la température glaciale. Je me dis tristement qu'il doit avoir l'habitude...

Il faut que je me dépêche de trouver un prétexte pour qu'il reste ! Je ne veux pas le perdre à nouveau. Et puis, je sais que c'est ma dernière chance. S'il m'échappe encore une fois, c'est fini. Je le perdrai pour de bon et il sera bien plus difficile à retrouver qu'une aiguille dans une meule de foin. De toute façon, il me semble difficile de trouver une meule de foin dans le coin... Je fronce les sourcils et observe la rue. Miracle ! Un bar nous tend les bras de l'autre côté du trottoir.

- Un petit remontant au coin du comptoir, ça te dit ?
- Plutôt deux fois qu'une ! s'exclame-t-il joyeusement.

Mais tout à coup, son visage s'assombrit. Il se tourne vers moi et plante un regard suppliant dans le mien, en plissant sa bouche à la manière d'un enfant.

- Ça va, j'ai compris ! Je paie.

Un franc sourire relève alors les coins de sa bouche.

- Ça marche à tous les coups !

Je lève les yeux au ciel, amusé, et m'engage sur le passage piéton, Louis sur mes talons. Lorsque je pousse la porte vitrée du bar, l'odeur de l'alcool et la chaleur dégagée par la clientèle bruyante et virile produit comme une onde de choc contre ma peau. Quelque chose me dit qu'on s'est trompé d'adresse... Je regarde rapidement autour de moi. Des centaines de bouteilles recouvrent les murs, par ailleurs ornés par différents modèles de fusils et de flingues que je ne reconnais pas. Peu confiant, je suis Louis, qui lui ne semble pas perturbé le moins du monde par cette ambiance glauque et qui s'avance déjà dans la pièce. Trop tard. Il prend place sur l'un des tabourets, moi à ses côtés, puis se tourne avec assurance vers le barman chauve, percé, tatoué, baraqué et à l'air pas spécialement avenant. J'insiste bien sur chacun de ces aspects pour que vous puissiez vous rendre compte de la chose. En somme, ce n'est pas le genre de type avec qui j'irais boire un café. Lorsque son regard se pose sur moi, un rictus déforme sa bouche. Louis se racle bruyamment la gorge et prend sa voix la plus grave :

- Deux whiskys on the rocks, commande-t-il en haussant le ton et en frappant du poing sur la table.

Il se tourne ensuite vers moi et me lance un regard fier et vantard.

- J'ai toujours rêvé de faire ça.

Il se met alors à me parler de ses films d'actions préférés et des techniques pour casser des gueules qu'il en a tirés. Mais je ne l'écoute qu'à moitié.

Recroquevillé sur mon siège de bar bancal, je jette des coups d'œil craintifs au groupe d'hommes installé à l'autre bout de la pièce. Eux aussi me lancent des coups d'œil, mais les leurs n'ont rien de craintif. Ils ont la même allure que le barman, qui leur apporte régulièrement des bouteilles entières emplies d'un liquide que je ne me tenterais pas à goûter. Je serais peu étonné s'il s'agissait d'alcool à 90•C. Je déglutis en apercevant une lame briller au niveau de la ceinture de l'un d'eux. Vu leurs sourires mauvais et la dose d'alcool qu'ils ingurgitent, il est certain qu'ils n'hésiteraient pas à s'en servir pour me refaire une coupe de cheveux... et plus.

Je baisse subrepticement les yeux vers ma tenue élégante et soignée, ma montre hors de prix, ma mallette pleine de documents, mon porte-feuilles rangé dans ma poche... Je sens bien qu'ils aimeraient alléger un peu mes bagages. 

Alors le minable en moi s'éveille, et me chuchote de quitter cet endroit au plus vite. Mais moi, je n'ai pas envie de l'écouter. Je n'ai pas envie que ce soit Le Minable qui me dise quoi faire. Pendant que le serveur pose sans ménagement un shot devant moi, je me mets à imaginer des tactiques pour me tirer de cette situation sans dégâts.

- Passe la bouteille, ça ira plus vite ! lance Louis au barman.

Aller aux toilettes. Non, c'est le meilleur moyen de te faire acculer et dépouiller.
Vider mon verre d'un trait et sortir en courant. Plus mauviette que ça, c'est possible ?
Aller leur casser la gueule. Harry, Harry... Même toi tu n'y crois pas.
Bon. Aller leur casser la gueule en étant bourré. L'alcool ne te donnera pas plus de muscles...
Alors qu'est-ce que je dois faire ?

Je me tourne vers Louis et le regarde, quelque peu déconcerté, se saisir de la bouteille et en vider un bon tiers dans sa bouche. Il est certain qu'on ne vient pas du même monde... Se rendant compte de mon malaise, il jette son bras autour de mon épaule et me taquine :

- Eh ben, t'en fais une tête ! L'alcool est trop bon marché pour toi ? La déco ne te plaît pas ?

Je suis incapable de répondre. Tétanisé, je regarde le groupe se lever avec fracas, renversant leurs verres qui se brisent alors au sol. Leurs regards sont orientés vers moi. Ils savent, ils ont très bien compris mon état d'âme actuel. Je repense alors à toutes les fois où mes parents m'ont dit : "Si tu croises un chien méchant, ne le regarde pas dans les yeux. Il va sentir ta peur.". Pourquoi je les ai regardés ?! Lorsqu'ils se postent devant moi, je me sens minuscule et ridicule. Ils sentent le cuir, la sueur, l'alcool... Je retiens un haut-le-cœur et me force à lever les yeux vers leurs visages barbus, amochés, déformés.
Je sens Louis remuer à côté de moi, déconcerté.

- Alors fillette, on s'est perdu ?

J'aimerais l'envoyer balader, sortir une réplique cinglante puis lui décrocher une droite. Le voir s'écraser au sol et ses compagnons s'enfuir en courant. Mais ça, ça ne marche que dans les films. Dans la réalité où je suis coincé, mes cordes vocales ont lâché et mes poings sont bloqués dans mes poches.

- À qui tu crois parler, bouffon ?

Je ferme les yeux, désespéré... Si j'avais un espoir de m'en sortir en vie, je crois qu'il vient de s'éteindre. Louis et son tact légendaire viennent juste de nous payer un aller simple pour l'hôpital. Un des molosses ne tarde pas à répliquer, un sourire machiavélique lui fendant le visage :

- Si j'avais un seul conseil à te donner, ce serait de ne pas la ramener...

Il attend quelques secondes, fixant Louis de ses petits yeux mesquins, avant d'ajouter sur le ton de la confidence :

- Gabriel.

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Je tiens à m'excuser platement pour ce gros retard. Pour ma défense, je suis partie en Italie et j'ai passé la semaine suivante à rattraper mes cours... Pour me faire pardonner, je compte poster le chapitre suivant dans très peu de temps.
En espérant que celui-ci vous plaise !

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant