chapitre1 2/3

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 Le bus s'arrête ; en rentrant, je regarde toujours au fond à droite si la place sur laquelle je m'assois d'habitude est libre. En m'asseyant, le vieillard qui était devant moi se retourne et m'interpelle :

« Belle course ! »
« Merci, j'ai de l'entraînement »
Puis après m'avoir observé de longues secondes il ajoute « Où allez vous habillé comme cela ? »
Je ne me doutais pas qu'une tenue aussi banale pût amener quelqu'un à se poser des questions. « Au travail, il faut bien.»
« Et où travaillez-vous?» me répond-il, visiblement en quête de conversation.
D'un ton amusé, je lui réponds « A Médicavie, je dessine des molécules »
D'un air étonné, il me répond « ah, un artiste ! », puis dans la foulée, il se lève et me dit « C'est mon arrêt, le monde compte sur vous, croyez-moi ! ». Puis il a soudainement disparu.

Pour le coup, j'ai été assez surpris par cette sortie, que ce vieillard, pour le moins mystérieux, avait selon moi un peu mise en scène. Je travaille en effet à Médicavie, une entreprise pharmaceutique, et mon travail, au-delà de créer des œuvres d'art est de concevoir des molécules qui pourront améliorer, de quelque manière que ce soit la vie de gens. C'est un métier qui me fascine, car le domaine en lui-même m'émerveille. Il n'y a rien de plus abstrait que de portraiturer ce qui ne peut pas vraiment l'être. Se représenter l'infiniment petit, l'illustrer et le modéliser ; avoir aussi la foi que ces modèles auront un impact positif sur la santé et sur l'humanité. La foi est la base de mon métier, croire que ces choses qu'on ne voit pas, que l'on se représente, vont avoir un impact positif bien visible sur l'Homme. J'ai eu l'immense fortune de pouvoir avoir ce poste avec peu d'expérience, mon salaire me permet de vivre à l'abri du besoin et d'être propriétaire d'une maison, qui n'est certes pas immense mais qui est bien suffisante à mon confort. La magnifique loi des 35heures me donne le temps de me consacrer aux délices de la vie et me permet de mener une vie tranquille, loin du stress. Cependant, j'ai enduré mille et une tortures pour pouvoir avoir le droit de jouer le fils caché de Monet et Lavoisier, si toutefois Monet avait été une femme, et s'ils avaient vécu à la même époque. Comme tout pharmacien qui se respecte, j'ai dû passer par l'université et mémoriser les différentes variétés de champignons ou apprendre certaines lois du Code de la Santé Publique. Je voudrais mettre en garde la jeune génération avec le peu de sagesse dont le ciel m'a fait cadeau et la prévenir que si elle veut manger la tarte aux fraises de mamie, il va falloir dans un premier temps manger le pied de porc qu'elle a préparé. Mais une fois au dessert, ce qui est avant est oublié, et c'est généralement ce qui est le moins bon qui a tendance à nous nourrir le plus. Peu importe la saveur de vos études, vous n'en faites pas le menu, vous en choisissez juste le dessert.

Le bus s'arrête. En descendant, j'aperçois Serge, un de mes collègues qui marche à une dizaine de mètres derrière moi. Mes yeux restent rivés devant moi, je prie pour ne pas croiser son regard. Je ne suis pas encore assez réveillé pour pouvoir supporter une conversation sans intérêt. Serge est un homme fort gentil, mais, fossé générationnel oblige, nous n'avons pas les mêmes sujets de conversation. Quand je n'ai rien à dire je le garde pour moi, ce qui me semble logique, malheureusement certaines personnes n'ont rien à dire, mais veulent quand même le faire savoir, ce qui rend les conversations compliquées, surtout le matin de bonne heure.

Mes journées au travail sont plutôt paisibles, j'ai un cahier des charges à remplir et je dois une fois de temps en temps leur donner l'impression que les choses avancent. Mais mon plus grand défi arrive lorsque ma journée touche à sa fin. Je finis le travail tous les jours à 16h00, mon bus lui passe à 16h02 donc lorsque l'horloge affiche 15h55, j'empile l'ensemble des papiers qui traînent sur mon bureau, je les mets tous dans une même pochette et j'entasse tout mon fourbi dans un tiroir. En forçant le pas, j'arrive généralement à chopper le bus. Arrivé chez moi, je prends une dizaine de minutes pour boulotter un morceau de brioche, puis j'attrape mon sac de sport et me voilà aussitôt reparti. Un quart d'heure de marche me sépare de la salle de sport. Pourquoi y vais-je à pieds? Pour la simple et bonne raison que je n'ai pas le permis et par une conséquence surprenante, pas de voiture. Mais marcher est loin d'être déplaisant, marcher est une aventure dont on ne reconnaît pas souvent les bienfaits. On a le privilège de contempler la vie, d'admirer la nature qui évolue au fil des saisons, d'observer les arbres qui abandonnent leurs feuilles pour se donner une chance de survivre à l'hiver. Pas plus tard que la semaine dernière, j'ai eu le bonheur d'être témoin d'un beau grabuge, deux hommes visiblement bien imbibés, se jetaient de la bière en plein milieu de la route, bloquant par conséquent la circulation, créant une fanfare de klaxons qui ajoutait une belle note à toute cette confusion. C'est ce genre d'événements qui font la différence dans une journée, efface bien souvent les moments les plus pénible, quand l'imprévu et le divertissement ne font plus qu'un. Ce genre d'expérience n'est pas fréquent, mais je suis toujours satisfait de mes rencontres avec l'insolite. Cette pour cette raison que j'apprécie cette marche quasi-quotidienne.

Je reste généralement un peu plus d'une heure à la salle. Une fois ma séance finie, j'ai pris l'habitude par facilité et aussi manque d'énergie, pour ne pas dire fainéantise, de ne pas me changer. Je plie mes vêtements pour me donner bonne conscience et je les tasse soigneusement dans mon sac, ce qui pourtant ne les empêchera pas d'être froissés quand je les en sortirai. C'est donc en short, T-shirt, portant ma veste que je me lance sur le chemin du retour. Inutile de vous dire que la température est entre-temps descendue et que je regrette instantanément le fait de n'avoir pas eu le courage de remettre mon futal. Le retour est toujours plus long que l'aller et aussi plus calme, mais je ressens toujours la satisfaction que procure une journée bien remplie, quand tout ce qui a été prévu est accompli. Ce sentiment de bonheur s'estompe toujours quand j'arrive devant ma porte et que je m'aperçois que mes clés sont dans la poche de mon froc bien au fond de mon sac. Je dois alors en retourner la totalité du contenu pour trouver mon pantalon, et le sort veut que les clefs se trouvent toujours dans la dernière poche dans laquelle je cherche. Une fois rentré, je laisse mes affaires en plan et je vais m'affaler dans le canapé en attendant que mes forces me reviennent.

Une fois ma paralysie dissipée, je me lève pour attraper mon ordinateur que je pose toujours machinalement dans la cuisine. Je m'installe et me sers ensuite un gros canon de soda. En hâte, je porte le verre à mes lèvres, et sous l'emprise d'une soif extrême, je ne peux m'arrêter. Le breuvage s'écoule telle une caresse le long de mon œsophage, pour ensuite descendre dans mon estomac à la manière d'un torrent créé par la fonte des neiges. Mais toutes les bonnes choses ayant une fin, la dernière goutte arrive, laissant derrière elle un vide infini. L'état de sécheresse est de nouveau déclaré. Cependant, je ne me laisse pas abattre et je renouvelle de suite le contenu de mon verre. Je démarre ensuite mon ordinateur, regarde mes mails et perds un peu mon temps, il faut dire que c'est l'une des choses les plus paisibles qui soit, siroter un canon en ne pensant à rien, en se laissant porter par la vague divertissante d'Internet.


J'espère que vous avez apprécié la 2ème partie du 1er chapitre. La suite arrivera bientôt. 
Je viens d'ouvrir la page facebook du livre, MMD5T, qui pourra vous tenir informé de l'avancée du livre et où je poste quelques extraits supplémentaires et diverses choses en rapport avec le livre.
Merci bien!!

Mémoires moléculaires du 5ème typeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant