La Gazelle Pourpre [Sous contrat d'édition]

Porto Cabra

La Mariada manœuvra sa nouvelle prise jusque dans un petit port dans lequel elle n'avait jamais mis les pieds. Divisée en plusieurs criques, l'enclave était entourée de falaises monumentales, surplombées de rares palmiers. Une ramification de pontons flottants s'élançait de la berge vers la mer comme les branches d'un corail ; la corvette jeta l'ancre à l'une de ses extrémités.

Les barques pouvaient s'approcher davantage, mais les pirates amateurs de discrétion avaient préféré se glisser entre deux vaisseaux plus grands, une grosse gabare marchande qui embarquait du fret et une élégante caravelle aux voiles repliées.

Lola envoya Shadi enregistrer leur navire sous une identité d'emprunt. Ils devaient se procurer de l'eau et des vivres avant que les autorités du port ne viennent coller leur nez sur le nom de la corvette... Lambert en avait certainement déclaré le vol et, même si ce port faisait partie d'une zone franche où la Reine n'avait pas autorité, il serait gênant qu'on la reconnaisse.

Cette zone franche avait été créée à un carrefour maritime très convoité. Les différents royaumes se l'étaient tellement disputé qu'il avait fallu soit arriver à un accord soit prévoir de creuser d'avance un trou dans les vagues pour chaque nouveau marin sacrifié à leurs guerres. Mais, bien que cette enclave indépendante taillât une brèche dans les cartes de conquêtes, elle n'existait pas hors des lois et traquait tous les criminels recherchés par les pays bénéficiaires du traité. Une femme aux yeux vairons se ferait rapidement repérer, même dissimulée par l'équipage de la gabare voisine qui avait, comme elle, la peau mate, les cheveux noirs et les yeux bridés.

Lola resta donc sur le ponton alors que la plupart de ses hommes partaient en quête de vivres et d'eau douce. Ses second et troisième lieutenants mettaient de l'ordre dans la corvette pour s'accoutumer à ses particularités. Il faudrait redistribuer les rôles, songea Lola. Inutile d'employer deux lieutenants à bord d'une barque pouvant être manœuvrée par dix hommes, contrairement à la répartition nécessaire au bon fonctionnement d'un équipage de trois cents truands sur une immense frégate. Elle fit la moue en jetant un œil au plus grand bâtiment à quai, une caravelle qui aurait fait pâle figure auprès de la grandiose Reine Teuta.

Le ponton était encombré de caisses qu'un gaillard roux et massif faisait passer à d'autres matelots pour les acheminer à bord. Lola, ignorant la douleur lancinante de sa blessure au côté, dut louvoyer pour éviter les coups afin de s'avancer vers la caravelle. Vingt, trente bras devaient suffire à la diriger, mais c'était tout de même un beau bateau, soigneusement entretenu et de très bonne facture. Elle remarqua immédiatement les décorations végétales typiques du royaume de Hwaels, que l'on voyait généralement sur les vaisseaux militaires de la Reine, mais l'équipage ne portait pas d'uniformes. Le mât arborait cependant un drapeau marchand, et Lola sourit. Elle avait assez d'expérience pour distinguer un honnête commerçant d'une personne qui cherche à se fondre dans la masse.

De loin, mêlé au chant des vagues, il lui sembla entendre la plainte mélancolique d'une flûte de pan.

« On ne recrute pas de femmes. »

Le grand roux venait d'interrompre son chargement pour s'essuyer le front.

« C'est toi le cambusier à bord de cette barque ? » demanda Lola alors qu'un marin prenait la place de l'homme pour continuer d'embarquer le fret. Ce dernier semblait exténué, sans doute parce qu'il n'y avait pas assez de bras pour l'aider.

« On n'a plus de cambusier », répondit-il en ramassant une gourde qui traînait sur une caisse proche. « On a perdu la moitié de l'équipage, quelque chose dans la nourriture qui n'est pas passé. Du coup, on n'a pas non plus de maître coq. Tu ne viens pas pour t'enrôler ? »