Première partie.

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Dix-neuf heures dix-neuf. J'arrive devant la petite fleuristerie du centre-ville. Ça fait un mois. Un mois que tous les vendredis, je sors de la fac presque en courant pour arriver à dix-neuf heures dix-neuf dans la petite fleuristerie du centre-ville. Tout ça pour toi. Je rentre dans la boutique, et le bruit désormais familier de la petite clochette placée au dessus de la porte retentit dans mes oreilles. Tu lèves la tête de ton bouquin, en me lançant un sourire si doux qu'il me retourne les boyaux. Je sais que c'est celui que tu offres à tous tes clients, mais je ne peux m'empêcher de me sentir privilégiée, parce que je suis seule dans ta petite fleuristerie du centre-ville, que tu lèves la tête à mon arrivée, et que tu me lances ton doux sourire. Un petit "bonsoir" s'échappe de tes lèvres fines, mais comme d'habitude, je suis trop bouleversée pour répondre. Alors je me contente de te sourire avec les yeux, ces yeux que j'ai toujours trouvés trop grands, qui me bouffent la moitié du visage. Toi, ce sont tes grosses lunettes rondes qui couvrent la moitié de ton visage, camouflant tes cernes violacées, que j'ai remarquées, sans doute parce que je passe un peu trop de temps à te regarder. Je me dirige lentement vers le fond de ta boutique, en tentant de me concentrer sur autre chose que tes yeux d'émeraude, autre chose que tes cheveux de feu qui retombent lourdement sur tes épaules. Je me penche légèrement pour sentir un bouquet de fleurs. L'odeur n'est pas très forte, mais juste assez pour qu'on puisse l'apprécier. Je me redresse, et jurerais avoir senti ton regard dans mon dos. Nous sommes seules dans ta petite fleuristerie du centre-ville, mais ce n'est pas étonnant. Qui viendrait dans une petite fleuristerie du centre-ville un vendredi à dix-neuf heures dix-neuf? Je poursuis ma minutieuse contemplation des diverses plantes que tu proposes. Je peux prendre mon temps, j'ai jusqu'à vingt heures, ton heure de fermeture. Mais je sais que parfois, quand il n'y a personne, tu triches un peu et pars vers moins dix. Qui pourrait te le reprocher ? Ce ne doit pas être marrant d'attendre seule dans ta petite fleuristerie du centre-ville qu'il soit vingt heures. Mais moi, moi je te donne une raison de rester jusqu'à la véritable heure de fermeture. Tu dois t'ennuyer aussi quand je suis là, parce que je ne parle pas, et je ne t'achète rien. Tu penses peut-être que je suis muette, d'ailleurs. Mais même si tu t'ennuies quand je suis là, au moins tu ne t'ennuies pas seule. C'est toujours mieux, de s'ennuyer à deux. Si j'osais, je t'aborderais, et je te draguerais gentiment, d'une façon légère pour que tu te sentes flattée, juste assez pour que tu ne sois pas gênée. Je te parlerais de ma vie, je te poserais des questions sur la tienne. Je remarquerais les étoiles brillant dans tes yeux quand tu me dirais que tu as un chien, ou chat. Et je tenterais de ne pas m'effondrer si tu m'apprenais que tu as déjà quelqu'un. Une fille comme toi ne peut pas être seule, ce serait criminel. Mais je continuerais quand même à venir, juste pour t'admirer de loin. Promis, je serais discrète, tu ne sentirais même pas ma présence. Je resterais l'inconnue du vendredi à dix-neuf heures dix-neuf. Je jette un rapide coup d'œil à ton horloge murale en forme de rose. Les feuilles indiquent dix-neuf heures cinquante-neuf. La prochaine fois, quand tu laisseras échapper un petit "bonsoir" de tes lèvres fines, je répondrai. Je te dirai n'importe quoi, une connerie dans le genre "salut". Si j'ai assez de courage.

19h19.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant