Quatrième partie.

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Mon stylo court au hasard sur ma feuille pendant que le prof parle passionnément d'un sujet qui m'échappe un peu. Dans trois minutes à peine, le cours se finira et je pourrai enfin courir jusqu'à ta petite fleuristerie du centre-ville, pour te revoir. Et je suis décidée à te parler. J'y arriverai. J'engagerai la conversation, je sais pas encore de quoi je te parlerai, mais je te parlerai.

-Qu'est-ce que tu dessines ?

Je sursaute comme une imbécile quand mon voisin de table a élevé la voix. Je baisse les yeux sur mon croquis inconscient. Putain, il faut vraiment que j'arrête de penser à toi parce que tu finis sur ma feuille de cours. Je hausse les épaules.

-Rien de particulier, j'aime dessiner des filles à lunettes.

Mon voisin lâche un grand sourire ; je le connais un peu, il est gentil.

-Faut avouer que certaines filles à lunettes sont vraiment sexy. Ça t'irait bien, d'ailleurs, les lunettes.

S'il le dit... je souris à mon tour, un peu gênée, mais le prof nous enjoint à partir avant que je ne puisse répondre quoi que ce soit. Alors je me lève et marche le plus rapidement possible en direction de la sortie, suivie de près par mon voisin.

-Pourquoi tu te dépêches de te barrer tous les vendredis ?

Il est quand même chiant.

-J'ai un rendez-vous.

-Tous les vendredis ?

Il m'énerve.

-Oui.

Puis je me mets à courir, comme d'habitude. Mon voisin prend une autre direction, c'est quand même très soulageant. Je traverse le passage piéton sans vraiment regarder et en manquant de me faire renverser par une voiture avant de m'arrêter pour souffler un instant. Mon téléphone affiche dix-neuf heures dix-sept. Il me reste deux minutes pour reprendre mes esprits. Tu dois sans doute être assise derrière ton comptoir, tu as peut-être commencé un nouveau livre. Et peut-être que c'est encore de la littérature russe. La littérature russe. Un cadeau des dieux. Dix-neuf heures dix-neuf. Je pousse la porte de ta petite fleuristerie du centre-ville et entre sous le tintement de la petite clochette placée au dessus de moi. Tu lèves la tête et tu me souris, avant d'entrouvrir les lèvres pour me lâcher un petit bonsoir. Et... Je ne te réponds pas. Putain ! Je te souris par mes yeux trop grands, parce que c'est tout ce que je sais faire. Tu n'as pas commencé un nouveau bouquin, tu préfères faire tes comptes. Je marche jusqu'au fond de ta boutique et me concentre sur un petit cactus. Pourquoi il y a une fleur dessus ?

-Les cactus fleurissent une fois par an, environ.

Bordel ! Tu m'as fait peur ! Tu es là, à côté de moi. Comment t'as fait pour marcher jusqu'à moi sans que je te remarque ? Et comment t'as su que je me posais la question ? Je dois te regarder bizarrement, parce que tu ris légèrement et t'accroupis à côté de moi.

-Beaucoup de gens me demandent pourquoi mes cactus sont en fleur. Ils pensent que le cactus est seulement une plante qu'il ne faut pas toucher. Alors que c'est bien plus que ça. Surtout quand ça fleurit.

Ton sourire est si doux qu'il me broie les boyaux, ton regard est si passionné qu'il me déchire l'esprit, ta voix est si mélodieuse qu'elle applique du miel métaphorique sur mes tympans. J'aimerais rester là à t'admirer toute ma vie, à savourer ta voix mélodieuse, à me noyer dans ton regard passionné, à sentir ton sourire doux sur mes lèvres. Tu remontes tes lunettes sur ton nez d'un geste machinal en attendant sans doute ma réponse. J'espère que tu es curieuse du son de ma voix. Peut-être que depuis presque deux mois, tu n'as qu'une envie, m'entendre parler. Peut-être que de ton côté aussi, tu aimerais entretenir une conversation avec moi. Peut-être que je suis quelqu'un d'unique, pour toi. Peut-être que tu attends toi aussi le vendredi à dix-neuf heures dix-neuf, que tu attends ma venue, que tu es heureuse d'entendre la petite clochette au dessus de la porte de ta petite fleuristerie du centre-ville retentir joyeusement quand j'arrive. Ou peut-être que je me fais simplement des idées.

-C'est joli.

Ma propre voix me surprend. Ton sourire s'agrandit et n'en devient que plus beau. Putain, pourquoi j'ai pas parlé plus tôt ? Comment j'ai fait pour vivre sans voir ce sourire étirer tes lèvres fines ? J'ai envie d'embrasser ce sourire, de le sentir contre ma peau.

-Tout ce qui est dans ma fleuristerie est joli.

Tu me regardes dans les yeux en disant ça, comme si... ouais, non. Tu ne peux pas sous-entendre que tu me trouves belle. Mais sinon, je suis d'accord avec toi. Tout ce qui se trouve dans ta petite fleuristerie du centre-ville est joli. Surtout la petite fleuriste rousse aux trop grosses lunettes rondes qui lui couvrent la moitié du visage.

-Vous avez aimé Lolita ?

C'est étrange de te vouvoyer. En plus tu sembles avoir mon âge, alors...

-J'ai adoré. L'un des plus puissants livres que j'ai lus. Jamais je n'aurais pensé m'attacher autant à un...

-Pédophile ? Moi non plus.

Tu baisses les yeux sur tes converses à fleurs, et tritures tes lacets blancs. Une mèche enflammée retombe devant tes lunettes, que tu replaces immédiatement, si doucement que tes mains paraissent avoir faites avec du velours. Puis tu relèves la tête, et tu me regardes te regarder. Ciel, laisse-moi me noyer dans tes yeux. Laisse-moi y vivre, laisse-moi même y mourir si c'est ce que tu désires mais par pitié, laisse-moi plonger dans ton océan d'émeraude.

-Est-ce que vous auriez un autre livre à me conseiller ? Je ne sais vraiment pas quoi commencer.

Un autre livre ? J'ai des tas d'autres livres à te conseiller. Je peux te conseiller mille-et-unes histoires, si ça peut me permettre de continuer à venir te voir tous les vendredis à dix-neuf heures dix-neuf dans ta petite fleuristerie du centre-ville.

-Le premier qui me vient, c'est Le Parfum, de Patrick Süskind.

Tu souris, et te redresses pour aller derrière ton comptoir, prendre un post-it rose et un stylo bleu avant de me faire signe d'approcher. D'accord, je dois noter.

-Il me semble qu'il est à la médiathèque, si vous n'avez pas envie de le payer.

-Non, je préfère acheter les livres. Il doit forcément être à la librairie de la rue Montmartre. Elle est immense.

Je hoche la tête. Grâce à ce livre, on va avoir un nouveau sujet de discussion. Parce qu'il y en a, des choses à dire sur ce bouquin. J'ai déjà hâte que tu arrives à la fin. Les feuilles de ton horloge en forme de rose indiquent vingt-heures. Tu regardes à ton tour, et tu pousses un soupir presque inaudible. J'aimerais que ce soit parce que je m'en vais, même s'il y a très peu de chance. Je replace correctement mon sac sur mes épaules, et me tourne pour ouvrir la porte.

-À vendredi.

-À vendredi.

19h19.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant