Treizième partie.

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Je traverse le passage piéton le plus rapidement possible pour échapper à une file de voitures hargneuses d'avoir été arrêtées. D'après mon téléphone, il est dix-neuf heures dix-neuf exactement. Qu'est-ce que tu fous assise sur le perron de ta petite fleuristerie du centre-ville ? Ah, d'accord. Tu tiens une cigarette entre ton index et ton majeur vernis de la couleur de l'aube. Je te rejoins.

-Bonsoir.

Tu lèves la tête en sursautant, et m'offres ton doux sourire.

-Bonsoir.

Je m'assieds à côté de toi.

-Je ne savais pas que tu fumais.

Tu hausses les épaules.

-J'essaie d'arrêter.

Je soupire. Et sors mon paquet de cigarettes de mon sac.

-Ça n'a pas vraiment l'air de marcher, je me trompe ?

Tu ris, un peu.

-Ça ne marche pas du tout. Mais ça fait toujours classe de dire j'essaie d'arrêter tout en fumant. Ça fait genre que je reviens dans le droit chemin, en tant que bonne personne.

Je ris aussi, un peu plus longtemps.

-Je vois.

J'allume ma cigarette. Il y a une ambiance étrange, ce soir. On est assises sous la lumière d'un réverbère ; c'est la première fois que je le remarque. C'est un moment intime, de fumer à deux. Est-ce que tu ressens ça toi aussi ? Est-ce que tu ressens cette ambiance étrange ? J'aimerais que tu la ressentes. J'aimerais beaucoup de choses qui te concernent. Mais je désire encore plus de choses. Ton cou tes lèvres tes seins tes cuisses ton ventre tes reins ta langue ton regard ton amour. Putain qu'est-ce que je désire ton amour. Je ne parle pas. J'ai rien à dire. Enfin je sais pas quoi dire. Tu ne parles pas. Peut-être que tu n'as rien à dire non plus. Je parle pas mais je pense. De toute façon c'est impossible de ne pas penser. À quoi tu penses, toi ? À moi, peut-être. Ou à la cigarette que tu fumes, plus probablement. Ce serait bien que tu penses à moi sans me parler. Ce serait bien que tu penses à moi en fumant.

-Hé.

Je me tourne vers toi.

-Oui ?

Tu fais tomber la cendre de ta cigarette, avant de tirer une nouvelle fois. Avant de soupirer la fumée. T'es belle quand tu tires. T'es belle quand tu soupires la fumée.

-Pourquoi tu viens ici tous les vendredis à dix-neuf heures dix-neuf ?

Parce que je suis folle de toi. Je hausse les épaules.

-Une habitude.

Tu te mordilles la lèvre inférieure.

-Tu sais...

Tu t'interromps. Quatre secondes. Le temps d'une bouffée de cigarette.

-J'aime bien quand tu viens.

Et j'adore venir.

-Même si tu n'achètes rien.

Tu fais une nouvelle pause de quatre secondes. Tu tires une nouvelle fois, tu soupires une nouvelle fois. Et tu prends une grande inspiration, comme si tu t'apprêtais à te lancer dans un grand discours.

-C'est vrai quoi, tu viens ici tous les vendredis à dix-neuf heures dix-neuf, tu restes jusqu'à la fermeture, mais tu n'achètes jamais rien. Pourquoi tu n'achètes jamais rien ? Elles sont pas assez belles pour toi, mes fleurs ? Tu aurais pu aller dans n'importe quel endroit du coin, ou même rentrer chez toi pour regarder un film ou juste dormir. Mais non, tu viens dans ma petite fleuristerie du centre-ville, tous les vendredis, à dix-neuf heures dix-neuf exactement, tu restes jusqu'à la fermeture, tu n'achètes rien, tu te contentes de me parler de cinéma ou de littérature, ou alors tu révises tes partiels. Et tu sais quoi ? À vrai dire je n'en ai rien à faire que tu n'achètes rien, parce que j'aime ta présence, rien que ta présence me suffit à avoir hâte d'être le vendredi suivant. Et chaque vendredi, à partir de dix-neuf heures quinze, je passe mon temps à regarder mon horloge, parce que j'ai peur que cette fois tu ne viennes pas, que cette fois tu aies trouvé un autre endroit du coin, mieux que ma petite fleuristerie du centre-ville.

Je souris, un peu. Toi, tu prends une longue bouffée de ta cigarette, en cherchant sans doute tes mots. Tu n'avais pas prévu de dire tout ça, pas vrai ?

-Il n'y aucun endroit dans le coin que je préfère à ta petite fleuristerie du centre-ville. Ni même dans le monde, en fait.

Tu souris, mais pas de ton sourire que tu réserves aux clients. Cette fois, il est putain il est tellement plus sincère je découvre enfin ton vrai sourire sincère et il est si beau. Je crois que je souris aussi. Tu me donnes envie de sourire.

-J'ai envie de t'embrasser.

Quoi ? Tu écarquilles les yeux.

-Heu... désolée, je... je voulais pas dire ça, j'ai...

Hors de question de laisser passer cette occasion. J'écrase mon mégot sur le bitume et t'embrasse. Et

Putain

Je suis en train d'embrasser l'aube.

19h19.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant