Vendredi vingt-neuf décembre, dix-neuf heures dix-neuf. Il n'y a pas beaucoup de voitures pour tenter de m'assassiner tandis que je traverse le passage piéton. Mon frère n'a rien compris au fait que je l'ai lâchement chassé de chez moi sans prendre la peine de lui expliquer la situation. Mais si je lui parlais de nos rendez-vous dans ta petite fleuristerie du centre-ville tous les vendredis à dix-neuf heures dix-neuf, il me prendrait pour une folle, puis hallucinerait en comprenant qu'en plus de presque trois mois, on ne soit pas allées plus loin que de simples paroles échangées. Et putain, faut que je me bouge si je veux pas être en retard. J'ouvre la porte de ta petite fleuristerie du centre-ville, et ta tête levée vers ton horloge murale en forme de rose se tourne alors vers moi.
-Tu as failli être en retard.
Donc, j'ai plus droit aux légers bonsoirs échappés de tes lèvres fines ? Je secoue la tête et enlève mon bonnet pour le fourrer dans la poche de mon manteau.
-J'ai un porte-manteaux dans l'arrière-boutique, tu peux y accrocher le tien, si tu veux.
Oh. Tu souris, de ton doux sourire, de tes lèvres fines peintes de rose.
-Merci.
Je retire mon manteau et te le tends, puis tu disparais pendant dix secondes avant de revenir.
-J'ai commencé Le miroir de Cassandre. Et franchement, j'adore. Je l'aurai fini la semaine prochaine, normalement.
Je hoche la tête.
-On en discutera à ce moment-là, alors. Il faut que tu le finisses pour avoir un bon avis dessus.
Tu hoches la tête.
-Et toi ? Tu as vu Nymphomaniac ?
Oui, putain. Oui. Les deux volumes. Que je me suis enfilés à la suite, vendredi dernier en rentrant chez moi.
-J'aimerais vraiment t'en parler clairement, mais tout ce qui me vient quand j'y pense c'est aaah il est génial j'en crève.
Tu éclates de rire. Et bordel de ça aussi j'en crève.
-Je te comprends, j'étais exactement dans le même état. Tu as regardé les deux volumes ?
-Oui, à la suite. La fin... j'arrive toujours pas à y croire ! Quand il... Ah !
-Ça m'a donné une claque à moi aussi ! Et quand elle déballe son point de vue sur la pédophilie, c'est...
-Poignant ! Et puis rien que le jeu du train ça te met tout de suite dedans !
-Et la façon dont le film est découpé, avec les chapitres et les allusions du vieux à la pêche !
-Oui ! Et tu as vu le passage où il y a un défilé de pénis...
-C'était pas la plus belle chose du film, faut l'avouer. Heureusement qu'on sait que c'est pas fait pour être beau.
Tu éclates de rire.
-Ça fait un très bon contraste avec tout ce que l'industrie du porno cherche à nous montrer. Pareil pour la baise. Tu sais, quand elle compte le nombre de coups, je sais plus combien il y en a...
-Heu... huit, je crois. Trois par devant, cinq par derrière, ou quelque chose comme ça.
-Dans tous les cas c'était vraiment perturbant, cette vision du sexe.
-Ce film m'a vraiment fait réfléchir sur plein de sujets, enfin... après avoir commencé doucement à m'en remettre.
-Ne tente pas d'essayer de t'en remettre complètement, tu y arriveras jamais.
-Super optimiste !
Tu ris, doucement, et replaces une mèche enflammée derrière ton oreille. Et je lève les yeux vers ton horloge murale en forme de rose de rose, qui affiche les funestes vingt heures. Déjà ? Je soupire.
-Bon, et bien... à vendredi.
Tu te mordilles la lèvre inférieure.
-À vendredi.
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19h19.
General Fiction19h19. Le vendredi. Les pensées d'une jeune cliente, sa fascination pour une fleuriste rousse aux trop grosses lunettes. Leurs rendez-vous dans la petite fleuristerie du centre-ville.