Dix-huitième partie.

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Dix-huit heures seize. Je déambule dans les rues de Montpellier depuis quarante-six minutes à cause de mon prof absent, et je m'ennuie un peu. Énormément. J'ai encore une heure et trois minutes avant de devoir être dans ta petite fleuristerie du centre-ville. Ah non, une heure et deux minutes maintenant. Il commence même à pleuvoir, super... J'aimerais me réfugier quelque part mais il n'y a aucune foutue boutique ouverte dans cette rue. Ah si, il y en a une. Je pousse la porte et un soupir. L'horloge murale indique dix-huit heures dix-huit.

-On est vendredi, tu sais, pas samedi.

Hein ? Je me tourne vers le comptoir d'où surgit un jeune homme au regard confus.

-Oh, désolé... Je vous prenais pour quelqu'un d'autre.

Je souris, un peu. Il a l'air gentil.

-Pourquoi pensiez-vous...

Il hausse les épaules. Mais un discret sourire échappe à son contrôle et se dessine sur ses lèvres fines.

-C'est juste que... à cette heure-ci j'ai rendez-vous avec... quelqu'un, le samedi. Comme j'avais vu l'heure et que presque personne ne vient dans ma petite et vieille librairie merdique, j'ai cru que ce con s'était trompé de jour.

Oh.

-Et il vient tous les samedis ?

-À dix-huit heures dix-huit, ouais.

Presque comme toi et moi. C'est plutôt drôle.

-Je vois ce que vous voulez dire. J'ai rendez-vous à dix-neuf heures dix-neuf avec une fleuriste, dans sa petite fleuristerie du centre-ville.

-Tous les vendredis ?

-Oui, depuis... presque cinq mois, je crois.

Il hoche la tête. Et je frissonne. Il fait vraiment froid, ici. Le libraire écarquille les yeux.

-Désolé, le chauffage est cassé. Vous... Vous pouvez accrocher votre veste au porte-manteaux, je vais vous chercher un pull. Je ne suis pas sûr que votre fleuriste apprécie de vous voir en hypothermie.

Je ris, un peu.

-Merci.

Je retire mon manteau pendant qu'il disparaît derrière son comptoir quatre secondes avant de se redresser et me lancer un pull. Je l'enfile et putain ça fait du bien. C'est un peu grand pour moi, je suis couverte jusqu'aux mi-cuisses et mes mains se noient dans les trop longues manches.

-Vous voulez un café ?

De quel ciel vient cet homme si obligeant ? Je hoche la tête et le rejoins dans son espace privé.

-Asseyez-vous sur le fauteuil, il est vieux mais je vous promets qu'il est très confortable. Vous n'allez pas rester debout pendant cinquante minutes.

S'il insiste... Je pose mon corps sur le fauteuil et mon sac par terre tandis que lui se hisse sur le comptoir.

-Et sinon... elle ressemble à quoi, votre fleuriste ?

Tes grands yeux d'émeraude tes grosses lunettes rondes qui couvrent la moitié de ton visage et qui camouflent un peu tes cernes violettes tes cheveux de feu ta peau de porcelaine tes lèvres fines et douces peintes de la couleur de l'aube tes mots passionnés de fleurs et ta cigarette sous le réverbère

-J'ai fait un dessin d'elle, si vous voulez.

Il acquiesce et se penche un peu en avant pendant que je sors mon bloc-notes. Puis je lui montre les traits gris qui composent ton visage et ton corps.

- Oh, oui, je vois. Elle est venue m'acheter un livre, il y a quelques mois.

-Vous vous souvenez d'elle ? Et vous arrivez à la reconnaître ?

Il hoche la tête.

-Je reconnais tout le monde.

Je range mon bloc-notes, et bois une gorgée de mon café. Puis un silence s'installe ; pas lourd ni gêné comme pourrait l'être un silence entre deux inconnus mais un silence doux et paisible comme il y a parfois entre toi et moi. C'est le genre de silence que j'aime bien, que je pourrais côtoyer pendant des heures. Mais je veux en savoir plus sur ce libraire, alors je vais devoir m'arracher à ce silence aussi confortable que le fauteuil.

-Et sinon... vous pouvez m'en dire un peu plus sur ce quelqu'un qui vient tous les samedis à dix-huit heures dix-huit ?

Il boit une gorgée de son café en tentant de réprimer un léger sourire qui dépasse quand même un peu du mug.

-On était dans le même lycée et la même classe pendant trois ans, sans jamais vraiment se parler. Et maintenant il vient dans ma petite et vieille librairie merdique depuis plusieurs mois.

Il l'aime. Il n'y a rien de plus évident que l'amour qu'il ressent pour ce quelqu'un. J'aimerais que tu parles de moi comme lui parle de son client. J'aimerais que tu parles de moi avec cette lueur si pure dans ton regard d'émeraude.

-Vous l'aimez.

Hein ? Il me regarde en souriant simplement, gentiment. Et répète.

-Votre fleuriste. Vous l'aimez. Vous avez ce sourire qui ne trompe personne.

Oh, j'avais pas remarqué le mouvement de mes lèvres. Je lève les yeux vers l'horloge murale. Dix-neuf heures onze. Il est temps que je parte. Je me redresse, pose la tasse, retire le pull, enfile mon manteau qui a un peu séché et ouvre la porte. Puis je me tourne vers le libraire, croise son regard.

-Vous aussi, vous l'avez.

Et je ferme la porte derrière moi.

19h19.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant