Huitième partie.

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Dix-neuf heures onze. Et le prof finit à peine son cours. Je vais être en retard bordel je veux pas être en retard. Je sais même pas pourquoi j'ai cet incommensurable besoin d'entrer dans ta petite fleuristerie du centre-ville à dix-neuf heures dix-neuf exactement. Quand je suis venue la première fois, que j'ai remarqué que ton horloge murale en forme de rose affichait dix-neuf heures dix-neuf, j'ai trouvé ça amusant. Et puis je t'ai vue toi, et puis je suis tombée amoureuse. Je suis tombée amoureuse de ton doux sourire, de ton petit bonsoir échappé, de tes grosses lunettes rondes qui couvrent la moitié de ton visage, de tes yeux d'émeraude, de tes cheveux de feu qui retombent lourdement sur tes épaules, et même de tes cernes violacées. Je suis tombée amoureuse de ton goût pour la littérature russe, je suis tombée amoureuse de ton amour pour les fleurs. Alors j'ai décidé de revenir dans ta petite fleuristerie du centre-ville, tous les vendredis à dix-neuf heures dix-neuf. Au début, je trouvais ça amusant. Puis c'est devenu une habitude, un réflexe, un rendez-vous que je n'ai pas le droit de manquer.

-Hé ! Tu m'écoutes ?

Bordel ! Je me tourne vers mon voisin, qui soupire malgré le sourire amusé dessiné sur ses lèvres. Je dois avoir l'air un peu perdue, parce qu'il répète -sans doute pour la troisième ou quatrième fois :

-Je te proposais de t'emmener à ton rendez-vous hebdomadaire, si tu veux. D'habitude tu pars dix minutes plus tôt, et le prochain tram n'est pas là avant dix-neuf heures vingt. En plus, ça a l'air important, pour toi, alors...

Il parle beaucoup, beaucoup trop, mais en cet instant précis, je l'adore. Littéralement.

-Ce serait génial ! Merci, vraiment.

Il sourit, et m'emmène dans sa vieille voiture défoncée. Soit il l'a achetée d'occasion, soit c'est un très mauvais conducteur et je risque de mourir à tout instant. Mourir sans t'avoir revue... hors de question. Mon voisin démarre et ça va, il roule plutôt bien. Enfin pas trop mal quoi. Je regarde l'heure affichée sur le petit écran de la vieille voiture défoncée. Dix-neuf heures quatorze. Allez, pitié !

-Tu as rendez-vous avec qui, si c'est pas indiscret ?

Bien sûr que c'est indiscret.

-Une fille.

Il se raidit alors, mais continue de sourire.

-Une fille ? Une fille avec qui... t'es en couple ?

Je soupire. Non évidemment, c'est pour lui apprendre à faire des tartes !

-Si seulement...

Il me jette un rapide regard. Hé oh, regarde la route plutôt !

-Ça va faire trois mois que tu as rendez-vous avec elle toutes les semaines et lui as toujours pas proposé de sortir avec toi ?

C'est ça, fous-toi de ma gueule.

-Tourne à gauche... c'est là ! Arrête-toi.

-Vous avez rendez-vous chez le fleuriste ?

Je souris en sortant de la voiture.

-C'est elle, la fleuriste. Merci, passe un bon week-end !

Dix-neuf heures dix-huit. Dans sept secondes il sera dix-neuf heures dix-neuf. Exactement le temps qu'il me faut pour parvenir à ta petite fleuristerie du centre-ville. J'entre, sous le tintement de la petite clochette placée au-dessus de la porte, et tu lèves la tête avec ton doux sourire dessiné sur tes lèvres qui laissent échapper un petit bonsoir. Tu n'as pas idée de toutes les épreuves que je dois traverser pour arriver à l'heure. Toi, tu te contentes de patienter avec un bon livre entre les mains et du léger maquillage sur le visage. T'es belle putain. J'aimerais tant passer quarante minutes à te contempler, mais... déjà ce serait extrêmement terrifiant, et puis il y a mes saloperies de partiels.

-Je peux... ?

-Bien sûr, tu réponds.

Je fourre mon bonnet dans la poche de mon manteau et me dirige vers le fond de ta petite fleuristerie du centre-ville pour m'asseoir en tailleur sur le sol et sortir mes cours. C'est une soirée tranquille, aujourd'hui. Ça me fait du bien après la tornade d'angoisse qui m'a submergée tout à l'heure. Quand je relève la tête, ton horloge murale en forme de rose affiche vingt heures sept. Oups. Je range et me redresse précipitamment, sous ton regard étonné.

-Désolée, j'avais pas vu l'heure.

Tu lèves les yeux à ton tour vers ton horloge murale en forme de rose. Tu sembles soudainement un peu triste.

-Oh... ce n'est pas grave. Je n'avais rien de prévu.

Toi non plus tu n'avais pas vu l'heure. J'aurais pu tricher, rajouter quelques précieuses minutes... mais c'est trop tard. Je soupire et remets mon bonnet.

-Bon... à vendredi.

-À vendredi.

19h19.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant