Clair obscur

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Est-il imaginable de comprendre ce qui se passe dans la tête d'un enfant à qui l'on obturerait le seul œil qui y voit ?
... pour son bien !
Il se retrouverait quasiment aveugle, essayant de deviner les choses qu'il perçoit, vivant une réalité différente de celle des autres... sans savoir qu'elle est différente...
Pour conserver la vue à cet œil fainéant qui peu à peu, par logique visuelle, s'aveugle lui-même.
C'est un truc du cerveau pour ne pas y voir double !
Alors on va le renforcer, on va le forcer, on va l'obliger à travailler, à ne pas s'endormir pour que son frère ennemi ne lui vole pas sa fonction première qui est de voir et non de dormir. Mais lui, cet œil d'Abel, il n'a pas envie de lutter contre Cain son frère jumeau, son aîné, le plus fort des deux, celui qui permettra à l'enfant de voir, de vivre, de comprendre, il veut lui laisser la place. Il veut s'éteindre, il veut se sacrifier, il veut que la lumière soit rendue à son double.
L'enfant se sentira mieux quand ils cesseront leurs opérations, leurs masques sur ces petits yeux curieux du monde, leur rééducation, leurs préoccupations, leurs médecins, leur apprendre-à-lire-vite-pour-la-rééducation. Mais ils ne comprennent pas, tous ces adultes. Ils s'acharnent, ils peinent, ils sont ignorants mais font semblant de croire : agir, intervenir, décider, faire la nuit en plein jour, oxymore destructeur, mensonge de l'adulte vis-à-vis de l'enfant confiant, innocent.
Et lui n'aura pas pu, comme les autres enfants de son âge, créer ses repères, se « spatialiser », se situer dans cet environnement qu'il ne voit qu'à travers ces yeux fous, désobéissants, mal aimés, indociles, rejets de ses parents et le pire, rejets de lui-même. Et un jour on va lui dire :
- Tu es bien une fille ! Tu n'as pas le sens de l'orientation.
Comment le pourrait-elle ?
- Tu n'as pas confiance en toi.
Comment le pourrait-elle ?
Apprendre à lire, avec des plus grands, devoir comprendre l'incompréhensible : la séparation et le jugement. Impossible ! Et pourtant l'enfant apprendra, souffrira de ses échecs, de ses peurs, du regard des autres sur son handicap et sur cette étoile jaune sur ces lunettes à moitié obturées et ses yeux convergents. Il voudrait rester éternellement avec sa mère mais elle n'en veut plus, tant qu'il gardera cette difformité, cette incongruité, elle le punit, elle l'oblige à se rééduquer, à se corriger, pour pouvoir l'accepter, comme ses frères qui, eux, sont normaux. Et elle l'abandonne. Au secours, j'ai besoin d'être protégé, je suis faible, je n'y vois rien, je ne sais pas lire, je ne connais pas ma droite de ma gauche, ils sont méchants avec moi, pourquoi tu ne m'entends pas ? pourquoi tu ne m'aimes pas ?
Et toute sa vie il va tout faire pour mériter cet amour, se laisser guider par ces géniteurs qui oublient qu'il n'est pas aveugle et que, même s'il l'était, il est capable de se guider lui-même, de prendre ses décisions, de choisir sa route comme les autres, d'être une personne responsable de lui et de ses choix, mais on l'en empêche...
...pour son bien !
Et dans ses rêves d'adultes il cherchera la lumière qui s'est éteinte, il se perdra, cherchant sa route, sans que jamais aucun secours ne vienne parce qu'il est marqué à tout jamais, et sa révolte sera vaine.  

Clair obscur (Amblyopie)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant