Partie 1

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Assise sur le banc, je regarde les arbres frissonner de plaisir, je les regarde s'agiter sous la brise du vent d'automne, soufflant leurs feuilles dans la bise, qui viennent caresser le sol. Je regarde cet enfant qui court dans l'herbe encore humide, son sac à dos sur l'épaule, fuyant un monstre invisible. Je regarde sa mère, les sourcils froncés, les joues rougies par le froid, le dos courbé, criant après son fils, de la buée s'échappant de sa bouche à chaque parole. Un flot de buée grisâtre qui s'évapore dans l'air, ne reformant qu'un avec l'oxygène du parc. Je regarde l'enfant traînant des pieds jusqu'à sa mère, je regarde l'enfant partir, je regarde l'enfant déçu.

Un oiseau se pose près de moi et me tient compagnie, il me regarde, je le regarde, et mon voisin reprend son envol. Le blizzard se lève et me brûle lentement le visage, me tuméfiant peu à peu de son air sec et froid. Le fauve est sortit de sa cage, il m'agresse, il m'attaque. Mais je ne bouge pas, jamais, j'attends c'est tout. Je ne sais même pas ce que j'attends. Peut-être du changement, un rayon de soleil, un cri, un regard, une parole, un toucher, la vie, la mort, quelque chose qui a du sens, ou quelque chose qui n'en a pas. Je ne sais pas.

Je regarde ce banc en face de moi, le même que le mien, le même que celui sur lequel je m'assois tous les jours, celui qui m'accompagne jour après jour, celui qui me comprend, je crois, celui sur lequel je me sens bien. Personne ne s'est jamais assis sur le banc d'en face, en tout cas, pas quand je suis là. Mais je suis tout le temps là, tout le temps, chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, à chaque battement de cœur, à chaque réveil, à chaque coucher, à chaque passage, je suis systématiquement là. C'est rassurant, ça fait du bien. Ça me rappelle que quelque chose m'appartient, que j'ai le choix. Mon choix m'appartient donc, mon choix d'être là, à ce moment précis, pour ne rien faire, ou pour tout faire. Pour être moi, ou quelqu'un d'autre, pour jouer la comédie, amuser les passants, être triste, pleurer, être en colère, crier, être là.

Alors je regarde ce banc vide et sans vie en face de moi, et je me dis que ça serait bien, ça serait bien si quelqu'un, n'importe qui, si quelqu'un venait s'asseoir sur ce banc, pour lui donner un peu de couleur, pour qu'il serve à quelque chose lui aussi, et qu'il soit heureux. Parce qu'un banc vide, c'est triste. Moi ça me rend triste, un banc vide, parce qu'aujourd'hui, personne ne prend plus la peine de s'asseoir sur un banc, même juste pour quelques minutes. Personne ne se dit que ce banc aimerait peut-être qu'on s'assoit dessus, personne ne se dit ça, il n'y a que les fous qui se disent ça. Mais je ne suis pas folle, enfin je crois, je crois que je ne le suis pas.

J'aimerai bien aller m'asseoir sur ce banc, mais j'ai déjà le mien. Et si je l'abandonne, alors c'est celui-là qui aura l'air triste, et moi, je serai triste qu'il soit triste. C'est vicieux ce monde, tout tourne en rond tout le temps, on vit dans une boucle, qui tourne et qui tourne et qui tourne, et qui ne s'arrête jamais, parce qu'une boucle ça n'a pas de fin.

Et puis, un jour, un matin, vers 7h, je crois, quand le soleil se lève, un homme vient s'asseoir sur ce banc, un homme, un garçon, un jeune homme. Il s'assoit et sort un livre, mais pas un de ses livres qu'on trouve en magasin, un de ceux que tout le monde achète, que tout le monde lit. Son livre il était vieux, son livre il était corné. J'adore ce genre de livres. Ce genre de livres qui montre qu'il a vécu, qu'une âme le traverse, une âme nourrit de toutes les âmes qui l'ont touché. 

Il sort son livre et son regard se plonge dans les mots, un regard profond, un regard qui comprend tout, un regard qui pourrait vous sauver en une fraction de seconde. Un regard fascinant.

C'est la première personne que je vois s'asseoir sur ce banc, la première personne qui prend le temps, le temps de vivre, le temps de perdre son temps. Alors je le regarde, et il voit que je le regarde. Mais il ne dit rien, son regard reste fixé sur son livre, et je continue à le regarder. L'air frais tourne les pages de son roman et le déconcentre. Moi aussi je le déconcentre, je crois. Alors j'arrête de le regarder, je ne veux pas qu'il parte, je veux qu'il continue de venir sur ce banc pour lui donner vie. Je ne veux plus que ce banc soit triste. 

Il finit par se lever, il se lève doucement, gracieusement, lentement, il se lève et me sourit. Puis il part. Je regarde le banc à nouveau vide et je pleure.

Le lendemain matin, je suis toujours sur mon banc, je lève les mains et les laisse danser sous l'air du vent, les arbres aux milles couleurs m'observent en silence, les oiseaux chantent leurs mélodies, le hibou m'acclame,les feuilles me caressent les pieds.

Un bruit de pas me réveille, un bruit sec et dur, des chaussures lourdes qui écrasent le sol encore gelé et froid de la nuit. Le jeune homme de la veille s'assoit sur le banc en face de moi et ferme les yeux. Aujourd'hui pas de livre. Juste de la musique, écouteurs aux oreilles, retentissante dans ses tympans, il oublie ce qui l'entoure, ce qu'il vit, ce qu'il subit. Il s'assoit et écoute sa musique, symphonie dionysiaque, douce mélodie de ses muses. Il est sombre aujourd'hui, tout en lui est sombre. Ses vêtements le sont, son regard, son attitude, son esprit. Il fronce durement les sourcils, les coins de sa bouche se lèvent à chaque pensée, laissant un aperçu de mauvais garçon, un de ces hommes que les pères éloignent de leurs filles, un de ces hommes qui vous font changer de trottoir, un de ces hommes qui vous font peur.

Il me regarde et son regard devient encore plus noir, un noir encré, un noir cassé. Ce n'est pas la première fois qu'on me regarde avec ces yeux, ce n'est pas la première fois qu'on me hait. En tout cas, il a l'air de me haïr, et le banc le ressent lui aussi. Alors le banc où il est assis se noircit, et se noircit et se noircit, il se noircit contre ce garçon qui me regarde d'un air si noir. Et le garçon se lève,et il part. Et ce garçon ne reviendra plus. Dommage, dommage pour le banc, dommage pour moi, dommage pour lui.

Je ne suis pas seule. J'ai mon banc, j'ai les arbres, les feuilles, le vent, les oiseaux, le ciel, la pluie, le froid, mon corps, mon esprit, et ma vie je crois.

Je ne suis pas folle.



Le BancOù les histoires vivent. Découvrez maintenant