29.

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C'est la gare, un matin.

Presque personne sur le quai.

Sayo est assise sur un banc, elle fixe l'horizon, l'accumulation des rails qui partent vers le sud.

Elle n'a pas de valise, elle est seule, dans ses yeux il n'y a aucun désir, ni celui de partir, ni celui d'arriver.

Juste une immense lassitude.

Il faut que je parte.

Un train arrive. Le bruit est effrayant. Sa carrosserie brille un peu. Elle reste assise, observe le balai des gens qui montent et qui descentent, rapidement. Les portes se referment, ce n'était qu'un arrêt parmi tant d'autres.

Elle laisse le train repartir.

Ses yeux se ferment un peu.

Elle est seule à nouveau sur le quai.

Le soleil monte à l'horizon, elle se dit : J'attends encore le suivant, et puis je rentre à la maison.

*

Dans les bras de Mathéo, un soir.

Devant la télévision.

Les mains dans les manches de son gilet.

Elle n'arrive pas à se concentrer sur le film, seulement sur la chaleur du corps masculin près d'elle. La rondeur des muscles, l'odeur un peu âcre, les mains épaisses et fortes négliment posées sur sa cuisse.

Il faut que je parte.

L'idée ne quitte pas son esprit, creuse un puits sans fond dans son ventre.

L'idée fait mal.

Elle n'ose pas la formuler à voix haute.

Elle a peur de ces mains innocentes qui pourraient se muer en des mains capables de tuer.

*

Dans le lit, un autre soir. La couverture cachant ses fesses. Le reste de son corps est nu.

Mathéo s'endort à moitié près d'elle, ses doigts courant lentement le long de son dos.

Elle le regarde par-dessus son épaule, son visage enfantin dans la lourdeur du sommeil, ses cheveux emmêlés d'après l'amour.

Elle se sent sale d'aimer encore son corps à ce point, elle se sent sale de laisser ses mains se poser sur sa peau.

Il faut que je parte.

Ce matin il l'a poussé contre la porte, il a crié, elle a crié aussi.

Ils se sont regardés et elle a failli le dire, exploser, le frapper à son tour, elle ne sait pas vraiment, mais faire quelque chose qui aurait bouleversé leurs vies.

Elle n'a pas osé.

Il s'est excusé platement, sans vraiment y mettre les formes.

Ce soir il a rapporté des macarons, ils ont fait l'amour nus au milieu du lit. Elle s'est accrochée à son dos en pleurant un peu, il n'a rien remarqué.

Il faut que je parte.

Elle ne sait pas si c'est de la peur, de l'amour aveugle ou de la lâcheté.

Mais elle n'arrive toujours pas à repousser sa main.

*

Le visage de Charly posé sur son ventre.

Charly qui lui sourit, qui tend la main et caresse sa bouche avec ses doigts.

Elle qui ne peut dire un mot, qui se sent monstrueuse, tout le temps.

Avec Charly elle se sent l'héroïne d'un film en noir et blanc où l'on ne filmerait pas de trop près les blessures des corps mais où l'on ferait parler les acteurs, gros plans sur leurs lèvres.

-L'autre jour j'ai voulu prendre un train et aller quelque part, ailleurs, très loin. Je n'ai pas eu le courage de partir sans toi.

Charly ne répond pas. Elle la regarde sans un mot. Sayo ferme les yeux, sa voix est lente.

-L'autre jour j'ai voulu faire mes valises et dire à Mathéo que je le quittais mais là aussi, je n'ai pas réussi. Je fais des cauchemars où il me suit dans la rue, il s'accroche à mes jambes et il me mord et me griffe et mon corps finit par se détacher et lui rester en lambeaux entre les mains.

Charly se redresse un peu. Elle enlace Sayo, la gorge serrée.

-L'autre jour j'ai fait l'amour avec Mathéo et je me suis rendu compte que je le déteste, que je le hais, que l'amour que je lui portais il y a quelques années a disparu, entièrement, totalement, irrémédiablement. Je me suis rendu compte que ce qui m'empêche de m'enfuir c'est simplement cette peur atroce qu'il réussisse à me tuer, d'une façon ou d'une autre. Et pourtant, il faut que je parte.

La bouche de Charly répète :

-Il faut que tu partes.

-Oui.

-Avant qu'il ne soit trop tard.

-Oui, je crois.

Elles se serrent l'une contre l'autre. Il n'y a pas de mots suffisants pour décrire ce qu'elles ressentent. C'est une rage de vivre, mais c'est aussi la terreur terrible et terrassante.

Car ce qu'elles ne disent pas, c'est qu'il est peut-être déjà trop tard.

Love is a losing gameOù les histoires vivent. Découvrez maintenant