La femme au sabre

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Assise devant ma fenêtre, un crayon dans la bouche, je contemple sans le voir le saule imposant qui trône fièrement au milieu de mon jardin. Comme lui, je suis cloîtrée à une positon fixe, ma chaise. Comme lui, mes cheveux noirs tombent sur mes épaules et tentent une chute appliquée devant mes yeux. Avant qu'ils n'obscurcissent complètement ma vue, je les réarrange derrière mon oreille d'un geste rapide. Je ne distingue pas vraiment les choses, mais ne plus les voir du tout m'effraye un peu. Mes larmes brouillent suffisamment les contours de la pièce pour ne pas en plus y rajouter mes mèches rebelles. Je sais que bientôt ça sera finit et que je n'aurais plus à m'en faire, mais je n'arrive pas à m'empêcher de pleurer. À la pensée de ce qui m'attend encore, un nouvel assaut de peine menace de s'abattre sur moi. Je serre les dents, férocement. Ma mâchoire douloureuse semble être chauffée à blanc et mes yeux me piquent. Je respire profondément et ravale les sanglots qui me hantent, j'ai autre chose à faire que de me laisser aller.  

M'arrachant à ma contemplation, je rive mon regard sur la feuille blanche qui m'attend devant moi. Que pourrais-je bien écrire? Une simple citation pour laisser une dernière trace ironique de ma présence me semble très tentante, une lettre d'adieu est bien trop sophistiquée pour mes geôliers. Ils ne méritent pas tant de peine. J'approche lentement mon crayon du support vierge et interromps mon geste lorsqu'il n'est plus qu'à quelques centimètres. Interloquée, je tente en vain de me souvenir d'une phrase qui pourrait signer mon départ. Même un mot semble de trop dans mon esprit vide et torturé. Seules des images reviennent, m'acculant férocement devant la réalité: ma captivité. Furieuse et le corps tremblant, j'abaisse vivement la main, brisant dans mon mouvement, la mine de mon crayon. Je le regarde un instant avant de le lâcher et d'entourer mon ventre de mes bras. Puis je défais immédiatement mon étreinte, dégoûtée. Je viens d'enlacer cet être maudit qui grandit à l'intérieur de moi, cette chose qui me vient de Lui. De toutes les tortures, c'est sûrement la pire qu'Il m'ait infligée, jamais je ne m'en remettrai. Mais qu'importe je n'ai nullement besoin de le faire. Tout sera bientôt fini.

Je me lève, délaissant la feuille où figure à présent un point noir. Sans le vouloir, mon corps a de lui même réagit, il vient de marquer d'un point final le résultat de ma vie. Je n'aurais pu trouver message plus explicite et ironique. Je n'ai rien à ajouter. Je consens alors, un peu hésitante à me tourner enfin vers l'objet de ma libération. Un sabre posé en travers de mon lit de misère me toise de sa magnificence. J'ignore encore comment il a réussi à se retrouver là. Je soupçonne l'intervention de cette pauvre femme qu'Il emploie pour laver ses affaires souillées du sang des miens et qui m'a tant de fois entendu hurler à la mort. Je n'ai que faire de sa pitié, mais son geste me touche. Ainsi, je n'aurai plus besoin d'hurler au néant de venir me chercher, l'arme exaucerait mon vœu. Je m'approche lentement, mon cœur battant si fort qu'il menace de sortir de ma poitrine. Je n'abandonnerai pas mon idée mais je ne peux m'empêcher d'avoir peur. Je me demande si ça sera long et douloureux ou si, au contraire j'aurai simplement l'impression de m'endormir. Je n'arrive pas à détacher mon regard de la garde ouvragée. Je l'entends m'appeler mais une autre voix crie dans ma tête. Elle veut que j'abdique, que je jette mon projet aux orties. Je n'y fais pas attention, je ne veux plus être Son jouet, je suis bien trop blessée pour en supporter davantage. J'ai déjà tout perdu, ma fierté envolée, mon corps déchiré, mon esprit hanté. Je ne suis plus qu'une ombre. L'ombre de la belle héritière de la lignée Ying. Il y a bien longtemps qu'elle est partie celle là, loin, très loin. À mon tour maintenant de profiter d'une toute nouvelle liberté. À mon tour de voyager.

Je ne m'en suis pas aperçue, mais mes doigts frôlent déjà la lame glaciale et remontent jusqu'à la poignée. Je sens une sueur froide perler sur mon front fiévreux tandis que mes phalanges l'enlacent. Étrangement, elle semble parfaitement adaptée à ma main. Le poids de l'arme est tout aussi équilibré. Cela me fait comme un prolongement du bras. Je la soupèse, fascinée et fait quelques mouvements d'escrimes que j'ai appris il y a une éternité ce me semble. Le phénomène est agréable. J'y ajoute mon agressivité et toute ma rage et soudain, je n'ai plus peur. Seule ma haine me guide. C'est bien plus facile comme ça.

Une trompette au delà des murs qui me cloîtrent retentit soudain me faisant sursauter et lâcher le sabre. Il vient de rentrer. Mes yeux sont exorbités par la terreur, je le sens. D'un seul coup, je ne sais plus que faire, je me sens perdue, j'ai oublié mon but. La sonnerie fait remonter dans ma tête mes souvenirs de tout ce à quoi elle avait précédé. Et je me souviens alors. Je saisis vivement l'arme et tourne avec angoisse mon visage vers la porte. J'entends ses pas lourds derrière le battant. Ils sont de plus en plus forts, en échos avec le son de mon propre cœur. Ma tête s'échauffe tandis que dans mes veines, mon sang mime le venin d'un serpent. Je brûle de l'intérieur, je me consume d'angoisse. Je n'ai plus beaucoup de temps devant moi, je n'en ai même plus du tout. J'entends déjà la clef grincer dans la serrure. L'unique clef du trousseau qui me maintient prisonnière depuis tant de mois dont j'ai perdu le compte. Le cliquetis caractéristique du verrou qui saute me parvient jusqu'aux oreilles tandis que je tente de me calmer. Alors que je prend une très longue inspiration et que j'oriente la lame tranchante, la porte s'ouvre brutalement et s'écrase contre le mur.

L'ignoble personnage me regarde, effaré, puis baisse la tête sur l'acier qui le traverse de part en part. Comme je m'en suis doutée, il n'a pas anticipé mon attaque, me croyant désarmée. Je l'observe et je jubile. J'ai réussi. Sans ménagement, je retire l'arme de son corps pourri et je le regarde avec délectation s'effondrer lamentablement au sol. Il est mort, je n'en ai aucun doute. J'affiche ma joie féroce d'un sourire sarcastique qu'il méprisait tant. Jamais plus, je ne le ferai disparaître de mon visage. Je suis libre à présent. Je ferme les yeux un instant et hume le délicat parfum de l'espace qui s'ouvre à moi. J'ai anéanti mon ennemi, je n'aurai plus mal. Enfin, je retrouve un semblant d'humanité, un semblant de vie. Qu'il est agréable de sentir la caresse du vent sur sa peau sans se demander ce qu'Il prévoit de me faire. Il en est fini de lui, j'ai triomphé. Je lui ai arraché ma liberté avec autant de force qu'il me l'a prise autrefois. Je sens déjà qu'un nouveau monde m'ouvre ses bras. J'inspire une nouvelle fois profondément et je laisse couler en moi le puissant bonheur qui m'envahit. Je suis libre.

Presque simultanément, je sens que de chaque côté de mon corps, mes flancs se déchirent. Comme un océan de lave, la douleur atteint mes deux frêles épaules. Les deux lames des gardes du corps viennent de se croiser dans ma chair. À mon tour, je me sens tomber mais l'impact ne vient pas. Mon père avait raison, passée la douleur causée par l'acier, j'ai juste l'impression de m'endormir.

La femme au sabreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant